Pour mieux situer la migration dans la région, il faut rappeler que le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie actuelle faisaient partie de l’Afrique orientale sous domination allemande jusqu’en 1916. Jusqu'en 1885, le territoire rwandais dépassait les limites actuelles du pays et s’étendait à l’île Idjwi au Zaïre, au sud de l’Ouganda et avec une bonne partie de l’Ouest de la Tanzanie. C’est suite à la conférence de Berlin de 1885 que le Rwanda se vit amputé de ces territoires au profit de ses voisins. Les frontières actuelles du Rwanda, tracées arbitrairement par la colonisation venaient d'être décidées. Les rwandais qui vont rester sur ces territoires coupées de la patrie mère vont être peu à peu rejoints par leurs compatriotes à travers l’émigration. A partir de 1916, avec la défaite des allemands pendant la première guerre mondiale, les territoires de la Tanzanie et de l’Ouganda vont être confiées à l’Angleterre et le Rwanda sera confié à la Belgique.
Encouragée par les autorités coloniales qui voyaient dans la politique de migration un gain de main d’oeuvre presque gratuite dans leurs domaines de plantations et de mines, l’émigration des rwandais dans les pays voisins jusqu’en 1959 va être ou bien temporaire ou bien définitive. C’est ainsi que selon Gatanazi cité par ONAPO [1], pour la période 1937-1959, on estimait une moyenne annuelle de 26.800 le nombre d’émigrés vers l’extérieur du pays dont 5.500 vont s’établir définitivement au Congo belge (Zaïre actuel) et 15.500 vont s’installer en Afrique de l’Est.
Le mouvement migratoire définitif va être déconseillé bien avant l’indépendance du pays, et l’émigration après l’indépendance sera constituée essentiellement par les réfugiés tutsi d’après la révolution sociale de 1959. Ils vont principalement s’installer dans les pays limitrophes et leur nombre sera estimé à quelques milliers, étant donné qu’il n y a jamais eu de recensement exact de ces réfugiés. Le problème des migrations après l’indépendance sera mal connu, mais les migrations surtout temporaires vont continuer et sont liées à la recherche d’emploi selon que tel ou tel autre pays est économiquement prospère. Le recensement fait au Zaïre en 1970 va dénombrer plus de 33.000 rwandais dans la région du Kivu [2].
D’autres sources estiment que, de 1951 à 1955, l’émigration vers l’Ouganda se chiffrait par 279.711 entrées et 172.088 sorties ce qui donne un bilan d’émigration définitive de 107.623 personnes [3].
Les chiffres[4] détenus par le Haut Commissariat pour les Réfugiés ( HCR ) en 1990 faisaient état de: - 13.000 réfugiés rwandais résidant sur le territoire du Zaïre,
- 266.000 réfugiés rwandais au Burundi,
- 22.000 réfugiés en Tanzanie et
- 82.000 réfugiés rwandais en Ouganda.
Ces chiffres du HCR montrent que les pays voisins du Rwanda abritaient à peu près 400.000 réfugiés. Même dans l’hypothèse revoyant ce chiffre à la hausse et dans laquelle on admettrait que certains de ces réfugiés n’étaient pas enregistré au HCR, leur nombre total ne dépasserait pas 600.000 personnes.
Ainsi, les spéculations faites expressément autour de cet effectif, souvent avec un gonflement excessif (plus d’un million de réfugiés selon les chiffres du gouvernement [FPR] rwandais [5]), nous renvoient à nous poser certaines interrogations à propos de la diaspora rwandaise. En effet, il y a lieu de distinguer trois types de RWANDAIS qui étaient à l’extérieur du pays avant la guerre de 1990:
a) la population qui se trouvait dans les limites du Rwanda avant la colonisation, c- à - d, avant le partage du pays entre les puissances coloniales. Ces colons s’étant partagé les territoires sans tenir compte des intérêts des populations locales, il y a eu un transfert de provinces d’un pays à un autre sans se préoccuper de la nationalité ou de l’avenir des populations transférées. C’est ainsi qu’une partie du Rwanda fut annexée au Congo, à la Tanzanie et à l’Ouganda.
b) un deuxième type de RWANDAIS, ce sont ceux qui à la recherche d’emploi, ont émigré dans les pays voisins et parfois se sont installé définitivement. C’est ainsi qu’en 1959, avant le flux de réfugiés politiques, les RWANDAIS en Ouganda étaient recensés comme le sixième groupe ethnique avec près de 400.000 personnes [6]. Tous ces deux premiers groupes sont majoritairement hutu.
c) un troisième type qu’on rencontrait dans les pays voisins était constitué par les réfugiés politiques suite à la révolution de 1959 et aux diverses troubles ethniques qui ont eu lieu après (1963, 1972). C’est ce troisième groupe, formé presque exclusivement par une seule ethnie tutsi qui était considéré comme réfugié, les autres étant devenu des habitants à part entière de ces pays.
Il est ainsi compréhensible que les RWANDAIS qui se trouvaient à l’extérieur du pays avant 1990 n’étaient pas tous des réfugiés ou seulement des tutsi. La plupart d'entre eux sont des hutu. C'est précisément ce troisième groupe des réfugiés tutsi qui a réclamé son droit de revenir dans le pays, pris des armes et est rentré par la force.
Depuis le déclenchement de la guerre en 1990, pour fuir les combats, il y a eu des mouvements migratoires d’abord internes et puis ils se sont généralisés vers les pays voisins en juillet 1994. C’est en 1992 que la plus grande partie des populations des préfectures de Byumba et de Ruhengeri a fui les combats pour s’installer dans les camps à l’intérieur du pays. Plus de 500.000 personnes étaient alors impliquées dans ces déplacements et certains camps étaient même installé aux alentours de la Capitale- Kigali. Les accords de Kinihira, signés en mai 1993, permirent à certains de ces déplacés de retourner dans la zone tampon alors démilitarisée. Avec la prise du pouvoir par les ex-réfugiés tutsi en juillet 1994, presque toute la population hutu du pays va fuir. On estimait à plus de 4 millions la population en exode dont une partie va s’établir dans les camps implantés dans la zone turquoise. Ces camps seront démantelés par le FPR au courant de l’année 1995. Plusieurs milliers de déplacés vont laisser la vie dans cette opération (cfr. massacre de KIBEHO en avril 1995).
La victoire du Front Patriotique (FPR) a donc permis à une partie des anciens réfugiés tutsi de regagner le Rwanda, mais le problème des réfugiés rwandais s’est aggravé. En effet, avec un effectif d’environ 500.000 réfugiés tutsi qu’on dénombrait en 1990, le chiffre des réfugiés hutu en septembre 1994 * dépassait deux millions de réfugiés éparpillés surtout dans les pays limitrophes du Rwanda ( Zaïre avec un record de plus d’un million et demi ( 1.542.000 ), le Burundi: 210.000, Tanzanie: 460.000 et l’Ouganda: 10.500. Si à ce chiffre on ajoutait le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays ( 2.576.000 dont 1,3 million dans l’ancienne zone turquoise ) ainsi que le nombre de personnes tuées et évaluées à près d’un million, on arrive à conclure que 80 % de la population rwandaise ont fui la guerre pour se réfugier soit à l’intérieur du pays, soit à l’extérieur avec une partie importante qui a été tuée.
C’est la révolution sociale de 1959 , dirigée par une élite des bahutu et par certains batutsi modernistes qui avait permis à la masse paysanne de se partager les grands domaines jusqu’alors réservés à la pâture des troupeaux des batutsi. Malgré le départ de ces derniers dans les pays limitrophes, la pression démographique va continuer à peser sur les terres agricoles. Selon l’enquête faite par les services du Ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et des Forêts en 1984, près de 20 % des ménages rwandais disposaient de moins de 1 ha de terres pour leur subsistance. On peut alors se demander pourquoi les autorités n’ont pas mené une politique en faveur des migrations internationales alors que les pays voisins restent moins peuplés. Des tentatives d’émigration dans les pays africains ont été tentées ( pays limitrophes, Congo, Gabon, etc. ).
Ces tentatives se sont heurtées au problème du sous-équipement dans ces pays. En effet, pour accueillir les émigrés, certains pays réclamaient que le Rwanda mette en place d’abord les infrastructures d’accueil (logements et autres ), ce que le Rwanda n’était pas à mesure de faire sans une aide de la communauté internationale. Il est à remarquer que presque tous les rwandais qui se trouvaient à l’extérieur s’étaient réellement fixé dans ces pays et c’est probablement avec cette vision que les autorités de la deuxième république ont essayé de les y retenir. Jusqu’en 1990, la plupart des réfugiés tutsi rwandais avaient obtenu la nationalité des pays qui les hébergeaient et donc étaient considérés comme des citoyens à part entière de ces pays.
Notons également que dans le cadre de l’intégration régionale, la Communauté des Pays des Grands Lacs (CEPGL) qui regroupe le Burundi, le Rwanda et le Zaïre avait vu le jour en 1976. Un traité de libre circulation des biens et des personnes avait été signé par ces trois pays mais pour des raisons probablement politiques, cet accord n’a jamais été ratifié et donc n’a pas pu être mis en exécution. Jusqu’en 1990, seul le Rwanda avait ratifié cet accord. Lors de la réunion de cette ratification, les tutsi burundais s’étaient particulièrement montrés insolents à l’égard des Zaïrois, ce qui a empêché la ratification. Actuellement, on comprend mieux le pourquoi de cette insolence. Les tutsi burundais craignaient la libre circulation entre le Rwanda et le Zaïre (à majorité bantou). Maintenant que les tutsi du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda ont attaqué le Zaïre, ils vont probablement créer une nouvelle CEPGL et ratifier le traité entre eux (tutsi). Seul le Rwanda avait ratifié cet accord. A suivre.
Par ailleurs, l’émigration a été souvent stoppée par crainte des problèmes socio-politiques susceptibles d’être engendrés par la communauté rwandaise à l’étranger. On se rappellera qu’avant la guerre en 1990, plusieurs milliers de rwandais (plus de 70.000) vivant en Tanzanie ont été refoulés. Ils ont causé un problème grave de réinsertion dans leurs familles, étant donné qu’ils avaient vendu toutes leurs terres avant de partir. Ainsi, des négociations ont été menées à plusieurs reprises avec les pays voisins, mais sans grand succès.
Comme nous venons de le voir ci-haut, les pays limitrophes sont peuplés par des rwandais depuis longtemps. Les autorités de ces pays ont toujours probablement craint une émigration complémentaire massive d’une population rwandaise avec un fort sentiment d’appartenance, ce qui pourrait conduire éventuellement à des revendications nationalistes susceptibles de semer les troubles. Des violences récemment enregistrées contre la communauté rwandaise (Ouganda: 1985, Zaïre: 1993), aussi bien de la part des autorités que de la population locale ont fait déjà des victimes. C'est dans ce même cadre qu'on peut situer la guerre menée par le Rwanda [coalition FPR-Abanyamurenge], l'Ouganda et le Burundi contre le Zaïre en 1996. En réalité, c'est une coalition des tutsi de ces trois pays, appelée à tort et à travers "abanyamurenge" qui ont voulu chasser les hutu (réfugiés ou non) du Zaïre et conquérir la zone EST de cet immense pays. C’est pourquoi, le problème des émigrés rwandais, comme d’ailleurs celui de plusieurs émigrés d’autres pays voisins du Rwanda, qui sont éparpillés dans cette région d’Afrique Centrale, devrait être examiné dans un contexte régional global.
Tous ces problèmes ont fait que les migrations internationales ont été rendues quasi impossibles malgré l’évidence du problème de la rareté des terres au Rwanda.
Comme l’a écrit Gasana [7], la guerre d’octobre 1990 ne peut être réduite à un problème d’exilés qui voulaient recouvrer le droit de rentrer dans leur pays. En effet, cette raison avancée pour justifier le bien-fondé de la guerre n’était plus crédible étant donné que dès 1989, le Rwanda venait d’accepter d’assumer ses responsabilités envers les réfugiés. C’est ainsi que pour trouver une solution à ce problème, des rencontres au niveau ministériel entre le Rwanda et l’Ouganda étaient en cours. Par ailleurs, le premier rapport de la Commission Spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais (créée en 1989) venait de voir le jour et proposait trois solutions: le rapatriement volontaire, l’installation dans le pays d’accueil (pour ceux qui voudraient rester dans le pays d’accueil et garder la nationalité rwandaise) et l’installation définitive dans le pays d’accueil. La base de toutes ces trois options était le volontariat.
De même, l'argument économique avancé pour justifier le bien fondé de la guerre n'était pas suffisant. En effet, malgré le peu de ressources du Rwanda par rapport à ses voisins, on peut d'ailleurs dire que le pays était largement nanti.
Tableau n° 4
Situation socio-économique du Rwanda par rapport à ses voisins
Pays |
IDH1970 |
IDH1980 |
IDH1990 |
IDH1991 |
IDH1992 |
IDH1994 |
PNB/tête 1988 (US$) |
PNB/tête1994 (US$) |
Ouganda |
0,213 |
0,215 |
0,354 |
0,204 |
0,272 |
0,328 |
280 |
190 |
Zaïre |
0,235 |
0,286 |
0,294 |
0,299 |
0,341 |
0,381 |
170 |
- |
Burundi |
0,157 |
0,219 |
0,235 |
0,177 |
0,276 |
0,247 |
240 |
160 |
Tanzanie |
0,211 |
0,282 |
0,413 |
0,266 |
0,306 |
0,357 |
160 |
140 |
Rwanda |
0,215 |
0,244 |
0,304 |
0,213 |
0,274 |
0,187 |
320 |
80 |
Concernant le PNB/tête, indicateur
qui a été longtemps utilisé pour montrer le développement des différents pays,
le Rwanda venait en tête en 1988, laissant tous ses voisins derrière (320 $).
En 1994, c'est à dire après la victoire des inkotanyi, la situation s'était
bouleversée et le Rwanda venait loin derrière tous ses voisins avec seulement
80 dollars par habitant. Quant à l'indice de développement humain de ces pays
depuis 1970 jusqu'en 1992, on voit que le Rwanda était bien placé par rapport à
ses voisins. Malheureusement, toute la région des Grands Lacs (y compris le
Rwanda) se classait dans la catégorie des pays avec un faible développement.
Cependant, les valeurs de cet indice pour le Rwanda dépassent même celles de
l'Ouganda ou du Burundi en 1970, 1980 et 1991. L'agression du pays par les
inyenzi-inkotanyi va à la longue inverser les tendances et en 1994, le Rwanda
sera classé non seulement comme dernier pays dans la région selon cet indice,
mais aussi comme l'avant dernier pays au monde tout juste avant la Sierra
Leone. Ces quelques lignes montrent que même pendant les premières années de la
guerre des inyenzi-inkotanyi, le Rwanda n'avait rien à envier à l'économie du
principal pays qui hébergeait ces combattants (inkotanyi): l'Ouganda, mais bien
le contraire. L'Ouganda n'est pas le premier pays en effectif qui hébergeait
les réfugiés tutsi, mais par contre, c'est lui qui hébergeait la totalité des
combattants au début de la guerre. C'est de là que les inyenzi-inkotanyi ont
lancé la première attaque sur le poste de douane de KAGITUMBA en octobre 1990.
L'argument de la démocratie n'était pas aussi valable, car une démocratie par des armes n'a pas un sens.
Il est à remarquer que dans tout ce processus de mise au point du règlement définitif de la question des réfugiés rwandais par ladite commission, participaient également les représentants du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) ainsi que ceux de l’Organisation de l'Unité Africaine (OUA). Tout cela montre qu’il y avait encore moyen d’éviter cette guerre, mais... Ce conflit prend réellement ses racines dans la contradiction entre les exilés tutsi et la classe politique mis au pouvoir par la révolution sociale de 1959. C’est pourquoi, il semble logique de voir cette guerre dans le cadre de multiples tentatives de reconquête du pouvoir par les réfugiés depuis 1960.
D’autre part, cette guerre doit être analysée dans le cadre de la crise politique, économique et sociale de la seconde République, principalement avec l’insurrection des partis démocratiques d’opposition contre le gouvernement du parti unique (MRND: parti-Etat dit "mouvement révolutionnaire national pour le développement", transformé lors de la venue du multipartisme en "mouvement républicain national pour la démocratie et le développement") alors en place et que le Front Patriotique Rwandais (FPR) a su exploiter dans ses intérêts. Enfin, elle doit s’inscrire dans la logique d’une guerre imposée de l’extérieur avec une participation ferme et omniprésente mais non officiellement déclarée, d’un pays voisin: l’Ouganda.
C’est ainsi que dans un climat économique d’exclusion et de marginalisation sociales qui régnait dans le pays, de violence des différentes milices soutenues par les différents partis politiques: la montée d'agressivité inter-ethniques paraît être liée à la faiblesse du rôle régulateur de la seconde république, de son incapacité d’orienter et de réaliser le consensus autour d’objectifs de développement durable du peuple rwandais, dans un courant fort de changements entraînés par un multipartisme en naissance.
Lire le livre : Rwanda : Rwanda : La désintégration d’un Etat ou d’un peuple
[1] Office National de la Population (ONAPO ), Le problème démographique au Rwanda et le cadre de sa solution, vol. 1, Kigali, 1990
[2] Mafikiri Tsongo, A, La problèmatique fonçière au Kivu montagneux (Zaïre), cahiers du CIDEP 21, Academia, l’Harmattan, septembre 1994.
[3] Mukamanzi M., Politique d’émigration et croissance démographique du Rwanda, UCL, Département de démographie, Louvan-la-Neuve, 1982, 164 p.
[4] Chiffres donnés par Guichaoua A. et repris par F. Reyjeints in l'Afrique des Grands Lacs en crise, Karthala, 1992
[5] République Rwandaise, Ministère de la Réhabilitation et de l’intégration Sociale, Problèmes du rapatriement et de la réinstallation des réfugiés rwandais- propositions de solutions, 1994
[6] Reyjeints F., L’Afrique des Grands Lacs en crise, Karthala, 1992
* Chiffres donnés par USAID et repris dans IJAMBO: L’Afrique des Grands Lacs en feu, n° spécial, mai 1995
[7] Gasana K.J., La guerre, la paix et la démocratie au Rwanda in Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, sous la direction de Guichaoua A., Université de Lille I, 1995