Questions sur les origines du sida

À l'occasion du 10e Sidaction, France 2 diffuse ce soir un documentaire controversé sur l'origine de l'épidémie de sida. Enquête.

Les chercheurs et l'équipe du documentaire (1) diffusé ce soir sur France 2 s'accordent au moins sur un point : présenter le film les Origines du sida en deuxième partie de soirée à l'occasion du Sidaction n'était sans doute pas la meilleure idée. D'autant que ce programme ne bénéficiera d'aucun débat complémentaire et qu'il risque en conséquence de laisser le téléspectateur seul, comme assommé devant toutes les questions posées. Dont l'une des plus dérangeantes : le virus du sida pourrait-il être le produit accidentel d'un vaccin oral contre la poliomyélite, administré à un million d'Africains dans l'ex-Congo belge, de 1957 à 1960, un vaccin alors mis au point par le virologue américain Hillary Koprowski et fabriqué à partir de reins de chimpanzés ?

Cette thèse s'appuie sur trois quasi-certitudes : le sida du singe (VIS) retrouvé chez le chimpanzé pourrait être à l'origine du sida de l'homme (VIH) ; l'épicentre du départ de l'épidémie se situe justement dans l'ex-Congo belge, et la première trace de VIH dans le sang d'un homme date de 1959 et provient de Léopoldville, au Congo ; enfin, nous savons qu'un virus du singe, le SV40, a effectivement contaminé le vaccin antipolio. Jusqu'à provoquer l'apparition d'autres virus ?

L'ensemble de la communauté scientifique rejette aujourd'hui cette théorie. Seule, ou presque, reste celle dite " du chasseur ", qui suggère qu'un chasseur africain se serait blessé ou aurait été mordu par un singe porteur du virus du sida.

Le livre qui a tout déclenché

La théorie du vaccin antipolio à l'origine de l'épidémie de sida est défendue par un journaliste britannique, ancien correspondant de la BBC en Afrique, Edward Hooper. Celui-ci publie aux États-Unis, en 1999, The River - A Journey To The Sources Of HIV And Aids, un ouvrage de près de mille pages, fruit d'un travail d'enquête de plus de dix ans. Dans son livre, Hooper fait le lien entre le laboratoire de Stanleyville, au Congo belge, le camp Lindi - un camp d'élevage de chimpanzés installé à proximité - et la recherche du virologue Hillary Koprowski sur l'hépatite et la polio menée sur place. Retour sur le contexte de ces recherches : dans les années 1950, les États-Unis entrent dans une véritable course au vaccin contre la polio, une maladie qui touche les enfants. Jonas Salk, Albert Sabin et Hillary Koprowski, les plus grands scientifiques américains du moment, entrent en concurrence. Le vaccin de Salk est le premier écarté, celui de Sabin sera testé sur plus de 6 millions d'enfants en URSS entre 1958 et 1960, et le vaccin " Chat " de Koprowski testé sur un million de jeunes Congolais. Au printemps 1960, c'est finalement le vaccin d'Albert Sabin qui sera homologué et utilisé dans le monde entier. Les notes de Sabin attestent qu'il utilisait des reins de macaques pour la fabrication de son vaccin atténué, ce qu'affirme également Koprowski aujourd'hui. Mais rien ne l'atteste (le chercheur affirme avoir perdu ses documents).

Une conférence à la Royal Society

À sa sortie en 1999, le livre de Hooper déclenche une vive polémique au sein de la communauté scientifique. Le Dr Bill Hamilton, éminent biologiste américain, s'intéresse à la thèse et souhaite organiser un débat entre Hooper et les grands virologues internationaux. Afin d'y voir plus clair, il se rend au Congo dans l'idée de collecter des selles de chimpanzés. Mais en mars 2000, il meurt de la malaria. Les virologues Simon Wain Hobson, de l'Institut Pasteur (lire notre entretien ci-après), et Robin Weiss décident courageusement, contre l'avis de la plupart de leurs collègues et en mémoire de Bill Hamilton, d'organiser cette fameuse rencontre entre Hooper et Koprowski. Les 10 et le 11 septembre 2000, la première conférence sur les origines du sida est organisée à la Royal Society de Londres. Pour la première fois, un non-scientifique y est invité à s'expliquer sur l'état de ses recherches. Mais une preuve semble-t-il irréfutable contredit le travail de Hooper : des échantillons du vaccin antipolio de Koprowski sont retrouvés, testés et ne présentent aucune trace, ni de VIS, ni de VIH, ni de cellules de chimpanzés. La thèse de Hooper est officiellement rejetée par les revues scientifiques Science et Nature au printemps 2001.

Un documentaire pour susciter le débat

Quelles ont été alors les motivations de ceux qui ont décidé de faire ce film, autour d'une théorie rejetée par la majorité de la communauté scientifique ? La productrice Christine Le Goff raconte : " Après avoir lu le livre d'Edward Hooper, nous l'avons rencontré. Un homme passionné et passionnant, mais un homme si obsédé par son sujet qu'il en était presque effrayant. Alors que les débats de la Royal Society venaient de démolir sa théorie, il a réussi à nous convaincre de l'accompagner en Afrique. Et c'est là que nous avons retrouvé les témoins noirs qui travaillaient à l'époque au camp Lindi et au laboratoire de Léopoldville. Tout simplement, ces hommes nous ont raconté comment ils étaient chargés de s'occuper des chimpanzés puis de les tuer pour en prélever les organes, comment ils conditionnaient en petites doses le vaccin oral antipolio de 1956 à 1960. Rentrés de ce voyage, on s'est dit qu'on devait aller plus loin. "

Le travail dure trois ans et demi, non sans difficultés. Aujourd'hui, Catherine Peix, la réalisatrice, ancienne chimiste et biologiste, affirme " ne pas avoir voulu faire quelque chose de scandaleux ". " Nous avons essayé de comprendre, en prenant nos distances par rapport à Edward Hooper. De plus, nous n'avons pas voulu faire un film scientifique pour les scientifiques. " Consciente que " cette hypothèse est la plus haïe du monde scientifique ", Christine Le Goff dénonce " les dissimulations dont la science peut être capable ", et souhaite " redonner une place au citoyen " dans ces débats.

Et c'est justement le mérite de ce film. Il est en effet intéressant de connaître l'histoire et les enjeux d'une controverse. Car, comme le souligne Simon Wain Hobson, " bien que le film se trompe lorsqu'il affirme la nécessité de connaître les origines d'une maladie pour élaborer un vaccin ou un traitement - puisque la trithérapie existe avec le sida -, ne pas comprendre que l'homme s'intéresse toujours à ses racines, c'est ne pas comprendre l'homme ".

Jean-François Delfraissy, professeur d'immunologie à l'hôpital Kremlin-Bicêtre, qui intervient avant la projection du film pour préciser les priorités de la recherche actuelle, trouve pour sa part " normal que les citoyens s'interrogent ". Mais, comme Christine Rouzioux, virologue à l'hôpital Necker et ancienne directrice scientifique du Sidaction, ou Michaela Muller-Trutwin, de l'Institut Pasteur, il considère le film incomplet car très discret sur les autres thèses défendues aujourd'hui. De plus, selon Michaela Muller-Trutwin, " il est regrettable de ne pas dire à quel point la vaccination antipolio a été bénéfique dans son ensemble ". Tous rappellent que 45 millions de personnes sont aujourd'hui infectées par le virus du sida dans le monde, et que 5 millions de nouvelles contaminations sont dénombrées chaque année. " Nous ne sommes pas du tout dans l'historique de la maladie. On est en pleine action et en plein désastre ", confirme Jean-François Delfraissy. Un désastre sanitaire comme le monde n'en a jamais connu.

Maud Dugrand

(1) Les Origines du sida, de Peter Chappell et Catherine Peix, sur France 2, ce soir, dans l'émission Contre-courant, à 22 h 50.

 

Article paru dans l'édition du 23 avril 2004.

http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-04-23/2004-04-23-392463
" Ce n'est pas quand une thèse devient désagréable qu'il faut la cacher "
Dr Simon Wain Hobson

Entretien exclusif avec le Dr Simon Wain Hobson, co-découvreur avec le professeur Montagnier du virus du sida.

Virologue à l'Institut Pasteur, le Dr Simon Wain Hobson faisait partie en 1983 de l'équipe qui a isolé le virus du sida avec le professeur Luc Montagnier.

Que pensez-vous du film les Origines du sida, dans lequel vous apparaissez ?

Simon Wain Hobson. Ce film est très réfléchi et réalisé avec beaucoup d'intelligence. Mais il s'appuie sur la thèse d'Edward Hooper sans prendre en compte les autres thèses en discussion sur la question des origines. Du coup, le téléspectateur est un peu désarmé, parce qu'il n'a pas de quoi expertiser les données. Si j'apparais dans le film, c'est parce que je n'ai rien à cacher. C'est d'ailleurs pour cela que Robin Weiss et moi avons décidé d'organiser cette conférence en 2000 à la Royal Society de Londres, malgré les critiques très sévères de nos collègues. Je crois que dans la science, il faut savoir débattre. C'est dans la contradiction mutuelle qu'on constate les faiblesses. La science s'est montrée plus forte en abordant cette hypothèse détestable, plutôt qu'en la niant ou en la cachant. Regardez l'affaire du sang contaminé, la vache folle. Ce n'est pas parce qu'une thèse devient désagréable qu'il faut la cacher. C'est vrai qu'il y a des risques de transmission à l'homme d'un virus animal, puisqu'on en a trouvé un dans le vaccin antipolio, le SV40. Mais pour le virus du sida, à mon sens, la thèse de Hooper ne tient pas et aucun chercheur ne la soutient.

Le film s'interroge sur ces échantillons du vaccin antipolio de Koprowski, qui ont subi des tests dont les résultats, publiés en 2001, montrent qu'ils ne contiennent ni le sida du singe, ni celui de l'homme. Preuve irréfutable qui balaie la théorie de Hooper. Or, Robin Weiss, que vous évoquiez à l'instant, dit également que les échantillons produits au Congo entre 1957 et 1960 ont tous été utilisés et qu'il n'en existe plus.

Simon Wain Hobson. Des stocks de virus ont été fabriqués au laboratoire Wistar de Philadelphie, où travaillait Koprowski, puis envoyés au Congo. Évidemment, quelques ampoules ont été gardées dans le congélateur. Celles utilisées au Congo ont été consommées. Un échantillon fabriqué et jamais ouvert a été retrouvé (le " Chat 10 A 11 "). Fabriqué à partir de rein de macaque, il est le plus proche possible du vaccin testé au Congo. Ce qui confirme les affirmations de Koprowski, qui réfute avoir utilisé des reins de chimpanzés. Hooper, dans son livre, affirme que ce vaccin était fabriqué à partir de cellules de rein de chimpanzé à Wistar. Et le film le contredit, en affirmant que finalement la fabrication du vaccin de Koprowski se faisait localement au Congo. Mais où sont les données ?

Précisément, les données manquent. Koprowski dit avoir " perdu " les documents relatifs à ses travaux en Afrique. N'est-ce pas troublant ?

Simon Wain Hobson. C'est troublant, oui. Et, d'ailleurs, dire que le vaccin venait d'abord du laboratoire de Wistar à Philadelphie, puis qu'il était dilué et mis en bouteille à Stanleyville (aujourd'hui Kinsangani), ça ne me dérange pas. C'est ce qu'avance Hooper dans son livre en disant que la " suspension de culture " de chimpanzé était faite à Stanleyville et envoyée ensuite à Philadelphie. Cela se pourrait. Est-ce que c'est la vérité ? Je ne sais pas. Le manque de documents nous gêne. Mais un certain nombre d'éléments montrent que la thèse de Hooper ne marche pas, comme l'échantillonnage, la datation. De plus, le film ne parle pas du tout de virus HIV 2, l'autre virus du sida.

Que pensez-vous des quatre témoins noirs du film, qui ont travaillé avec les équipes de Koprowski au Congo belge et qui attestent de l'existence du camp Lindi, à proximité de Stanleyville, où étaient abrités plusieurs centaines de chimpanzés ?

Simon Wain Hobson. L'un d'eux - et c'est très touchant - rappelle : " Monsieur, nous étions colonisés. " Ils ne connaissaient pas vraiment les recherches engagées. Des recherches qui portaient sur l'hépatite et servaient aussi à tester l'innocuité du vaccin antipolio. Mais ce dernier n'était pas fabriqué sur place, pas pour un million de personnes. C'est impossible. Je veux bien qu'on ait pu faire un peu de culture cellulaire. Mais être au point, notamment en technique de stérilisation, non.

Les témoins congolais semblent pourtant très précis sur le travail de l'époque ?

Simon Wain Hobson. Sur les témoins, je ne sais pas quoi trop dire. Un archiviste m'a expliqué qu'à partir de soixante-dix ans, la mémoire pouvait flancher. Ces témoins peuvent dire des choses avec une certitude désarmante. Mais après avoir les données en main, vous pouvez vous rendre compte que ce n'était pas la vérité.

Une des thèses, celle de la chercheuse américaine Bette Korper, avance que le virus serait apparu chez l'homme en 1930, et se serait développé lentement, avant le premier cas avéré en 1959. Vos travaux portent au contraire sur un phénomène beaucoup plus rapide, dit " de recombinaison ", qui ferait du sida un virus plus récent.

Simon Wain Hobson. L'histoire de la recombinaison est une vraie question. Cela signifie que le virus peut se recombiner, déranger le plan génétique (c'est-à-dire passer la barrière des espèces, du singe à l'homme - NDLR). Il peut donc être plus jeune, car il a pu évoluer plus rapidement qu'on ne le pense. Mais je ne crois pas que ce soit un problème monumental. La seule chose que l'on sait, c'est la découverte de la première trace de VIH chez l'homme en 1959. Nous allons parler de cela à la fin du mois avec Bette Korper que je connais bien. Son travail est important, mais n'est pas un argument définitif.

La thèse privilégiée aujourd'hui pour l'origine du sida est donc celle du chasseur blessé qui aurait été contaminé par le sang d'un chimpanzé qu'il venait de chasser. Comment l'appréciez-vous ?

Simon Wain Hobson. J'ai envie de dire que, puisque l'hypothèse du vaccin antipolio ne marche pas, cela ne veut pas dire pour autant que celle du chasseur coupé ou blessé est la bonne thèse. J'ai envie d'être un peu ouvert et de dire : oui, cela pourrait être cela. Mais pourquoi les Pygmées ne sont-ils pas touchés eux-mêmes par le VIH, alors qu'ils chassent les singes depuis la nuit des temps ? Le VIH, c'est la pire des choses, le pire des virus. C'est terrifiant, parce que l'on aimerait que les choses soient claires sur ce virus.

Entretien réalisé par M. D.