Neuf ans après les massacres, des fosses communes réécrivent l'histoire
Inter Press Service (Johannesburg)
18 Octobre 2005
Publié sur le web le 19 Octobre 2005

 

Des restes humains appartenant à quelque 300 personnes ont été déterrés des fosses communes, fin septembre et début octobre à Rutshuru, une localité d'environ 100.000 habitants, à 75 kilomètres de Goma, dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC).

Le hasard a voulu que ce pan de l'histoire de la crise entre le Rwanda et le Congo, jusqu'ici exploité comme de hauts faits d'armes des rebelles tombeurs de la dictature du président Mobutu, ressorte au grand jour, neuf années après, et se révèle aujourd'hui comme étant également de flagrantes violations des droits de l'Homme.

En effet, c'est pendant que des militaires congolais, aidés par des observateurs de la Mission des Nations Unies au Congo (MONUC), s'affairaient à construire des latrines que la macabre découverte a été faite. Selon des témoins locaux, les fosses communes dateraient de la première guerre de la RDC, en 1996.

Les fosses remonteraient plus exactement aux massacres des 30 octobre et 18 novembre 1996, lorsque les troupes rwandaises, encadrant la rébellion de l'Alliance des forces démocratiques de libération du Congo (AFDL de feu Laurent Désiré Kabila), attaquèrent la RDC par les deux provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, dans l'est du pays.

Prétextant des préoccupations sécuritaires à la frontière entre le Rwanda et le Congo, les troupes rwandaises avaient bombardé les camps des réfugiés hutu rwandais proches de la localité de Rutshuru, le 30 octobre 1996, obligeant les occupants à se disperser dans tous les sens et à se lancer dans une longue marche à travers la forêt congolaise où bon nombre ont péri des balles de leurs poursuivants et des intempéries de toutes sortes.

Rutshuru constitue peut-être la première découverte d'une série de fosses communes qui jalonnent l'épopée de l'AFDL à travers la forêt congolaise, depuis les environs de Goma jusqu'à Kinshasa, la capitale congolaise, en passant par Kisangani, Lubumbashi et Mbandaka, estiment certains analystes. Une réponse, peut-être aussi, à la question -- restée longtemps pendante -- sur le sort de quelque 200.000 réfugiés hutu rwandais disparus, à jamais, au fur et à mesure de l'avancée des troupes rwandaises à l'intérieur du territoire congolais, entre octobre 1996 et mai 1997.

Chaque jour qui passe apporte son lot d'horreurs macabres. Le 13 octobre, d'autres fosses communes ont encore été découvertes. Elles ont été localisées dans les zones de Mugogo et Bunangana distantes d'environ 20 km à l'est de Rutshuru.

Silencieuse jusque-là, la population de Rutshuru commence à parler et à guider les militaires vers d'autres fosses communes. "Nous avons gardé le silence jusqu'ici par peur pour notre sécurité, les auteurs de ces atrocités étant devenus les nouveaux maîtres du pays", a déclaré Georges Bisimwa, un rescapé des massacres de 1996.

En effet, les circonstances politiques ne pouvaient leur permettre de s'exprimer publiquement au sujet de ces massacres qui rentrent dans le cadre des affrontements meurtriers intercommunautaires devenus cycliques entre les communautés hutu et tutsi à travers toute la région des Grands Lacs.

Dans le cas d'espèce, les réfugiés rwandais, qui se trouvaient dans des camps à Rutshuru et aux alentours, étaient supposés être les mêmes que les extrémistes hutu rwandais qui avaient endeuillé le Rwanda, massacrant plus de 800.000 Tutsi et Hutu modérés, dans le génocide, en avril 1994.

En conséquence, dès qu'ils en ont eu l'occasion, avec la victoire, au Rwanda, du Front patriotique rwandais (FPR), les Tutsi ont marché sans pitié sur les Hutu réfugiés au Congo, au point que la communauté internationale avait parlé, à l'époque, d'un second génocide : celui des Tutsi contre les Hutu, rappellent des observateurs.

La scène que raconte Bisimwa tend effectivement à démontrer que les tueries étaient systématiques et programmées du sommet. "Le matin du 30 octobre 1996, les nouvelles autorités de la ville ont convoqué tous les habitants à une grande réunion au stade de Rutshuru. Il y a eu au moins 2.000 personnes" dit-il. "Vers 17 heures, toute cette population a été emmenée en prison, répartie par groupes ethniques. Les autres groupes ethniques étaient progressivement relâchés. Seuls les Hutu étaient maintenus en prison. Puis, 280 hommes et 32 femmes ont ainsi été massacrés par machettes et par balles et ce sont eux qui ont été jetés dans ces fosses communes", affirme-t-il à IPS.

Un ancien soldat tutsi de l'AFDL, qui préfère s'appeler Bernard Aboki, pour raisons de sécurité personnelle, dit à IPS que c'était un pacte entre le président rwandais Paul Kagame et Laurent Désiré Kabila que le Rwanda attaquerait les camps des réfugiés pour disperser les génocidaires présumés contre son soutien à la rébellion.

Un autre, Léon Sabimana, plus politique, a déclaré à IPS que c'était les effets de la guerre sans que les réfugiés hutu soient spécialement visés. "De toute façon", a-t-il dit, "les fosses communes se trouvent partout autour de la ville Goma. Certaines ont été aménagées par les soldats français de l'opération Turquoise pour enterrer des réfugiées hutu qui avaient succombé à la diarrhée et la dysenterie. Va-t-on encore accuser les militaires tutsi?", demande-t-il.

Les fosses communes dont parle Sabimana se trouvent effectivement autour de Goma, mais elles datent de 1994-1995, deux ans avant la guerre de l'AFDL. Avec les fosses communes de Rutshuru, c'est un peu la roue de l'histoire qui rattrape les Congolais, rebelles de l'AFDL qui, sous la bannière des libérateurs, ont, en fait, donné libre cours à la perpétration, par les troupes rwandaises, de violences aussi répréhensibles qu'au Rwanda, pendant le génocide, indiquent plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) basées dans le Nord-Kivu.

A Rutshuru comme à Goma, capitale de la province du Nord-Kivu, des voix s'élèvent pour dénoncer ces crimes et demander que les auteurs soient traduits devant la justice. 'Umoja wa Wamama wa Kivu' (UWAKI), une ONG féminine de défense des droits de la femme congolaise, basée à Goma, dénonce les sévices particulièrement avilissants que les troupes rwandaises et les rebelles de l'AFDL faisaient subir aux femmes, quelles qu'elles soient.

"Il n'y a pas qu'à Rutshuru que ce genre d'atrocités ont été commises. En plus d'être massacrées, les femmes hutu réfugiées rwandaises et des congolaises ont subi des viols collectifs dont nous gérons les terribles conséquences aujourd'hui", raconte à IPS, Stella Fatuma, une activiste de UWAKI. Fatuma qui n'a pas donné le taux exact de séropositivité dans la région, a tout de même signalé que pendant les deux guerres successives -- de 1996 et 1998 --, le nombre de femmes séropositives a fortement augmenté. "A croire que cela faisait partie de la stratégie militaire", ajout-t-elle. L'ONG s'occupe également de l'encadrement des femmes qui souffrent du VIH/SIDA et des autres maladies sexuellement transmissibles.

Selon Fatuma, l'ONG s'occupait de 150 femmes regroupées sur trois sites, mais, il n'en reste plus que 57 actuellement. Bon nombre d'entre elles sont mortes, d'autres ont préféré quitter les sites et rejoindre leurs villages d'origine, "sans doute pour y mourir", a-t-elle ajouté.

Beaucoup d'autres organisations de la société civile, comme l'Association africaine des droits de l'Homme (ASADHO) du Nord-Kivu, exigent que ces crimes commis par les rebelles de l'AFDL, pendant la campagne militaire de 1996-1997, ne restent pas impunis.

Mais il y a peu de chances que ces revendications soient suivies d'effets positifs, estiment des analystes. Les ex-rebelles de l'AFDL, comme ceux de la rébellion de 1998, se retrouvent aujourd'hui aux postes de direction les plus importants du pays. Tout le monde semble mettre une sourdine au dossier de ces massacres de 1996, expliquent des analystes.

Même l'actuel gouverneur de la province du Nord-Kivu, Eugène Serufuli, qui a perdu son père dans les massacres de Rutshuru, préfère tempérer les ardeurs revendicatives des parents et proches des victimes des massacres afin, dit-il, "de préserver la relative tranquillité politique qui prévaut en ce moment" en RDC.

Quant au gouvernement rwandais, accusé d'avoir commandité les massacres à travers ses troupes présentes dans la campagne de l'AFDL, il a nié toute implication dans les tueries de Rutshuru. L'envoyé spécial du président rwandais pour les Grands Lacs, Richard Sekizabera, s'est étonné que les militaires congolais aient immédiatement identifié, dans les militaires rwandais, les auteurs des massacres dès l'exhumation des ossements et avant toute analyse de laboratoire.

Le colonel Thierry Provendier, chef de l'information publique de la MONUC, a simplement indiqué que les investigations se poursuivaient sur ces fosses communes.