RWANDA: De la terre de paix à la terre de sang ou de la terre de sang à la terre de sang avec des périodes d’accalmie?
De la tâche qui incombe aux survivants
Introduction
La présente réflexion a été faite après la lecture du livre de Valens Kajeguhakwa, Rwanda. De la terre de paix à la terre de sang et après?, Paris, Rémi Perrin, 2001. Elle a été dictée par le souci de fournir à ceux qui s’intéressent à l’évolution socio-politique du Rwanda et qui ont lu le livre, des faits qui ont été volontairement omis par l’auteur. Car nous pensons que le contenu du livre tel qu’il est pourrait en plusieurs points dérouter le lecteur non averti. En même temps, ceux qui n’ont pas encore lu le livre prendront connaissance, au fur et à mesure qu’ils liront la présente réflexion, des grandes lignes de cet ouvrage, que nous avons essayé de reproduire fidèlement. N’ont pas été oubliés ceux qui travaillent jour et nuit à la recherche de solutions aux problèmes des Rwandais. Ils trouveront dans la conclusion notre modeste proposition pour sortir du marasme qui gangrène le Rwanda et sa population depuis déjà des décennies.
Le livre de Valens Kajeguhakwa est conçu comme un témoignage sur le «drame qui a tenu le pays en haleine pendant la période qui va du mois d’avril au mois d’août 1990»; un drame dont l’auteur situe «les racines dans les années 60, plus précisément entre 1963 et 1965». Dans son cheminement, Kajeguhakwa poursuit quelques objectifs avoués: d’une part, plonger le lecteur «dans le passé millénaire du peuple rwandais et dans les déchirements fratricides qui ont endeuillé le pays pendant la décolonisation et sous la 1ère République»; d’autre part entretenir le lecteur des «péripéties d’un idéal mis à l’épreuve par les contradictions culturelles et socio-politiques de la IIe République, puis précipité par le destin dans les tragiques événements de 1990 à 1994». Notons d’emblée que la lecture de l’ouvrage permet de découvrir Kajeguhakwa surtout en tant qu’acteur politique au sein du FPR, au pouvoir à Kigali depuis 1994.
Ces différents points qui constituent la charpente de l’ouvrage ont sans aucun doute inspiré l’auteur dans le choix du titre de son livre. En effet, à bien lire ce que l’auteur présente de la page 7 à la page 8 sous la rubrique «Aperçu historique», cette «terre de paix» se situerait des origines jusque vers la fin du XXe siècle. Car dans cet «aperçu», c’est à cette époque qu’apparaît le mot «querelle» lorsque l’auteur parle du renversement et de la mort du roi Mibambwe IV Rutalindwa survenus en 1896, juste à la veille de l’occupation européenne. Les querelles alimentées par ces événements tragiques perturbèrent, selon l’auteur, «l’unité monarchique où Hutu et Tutsi se côtoyaient en bonne intelligence».
Dès lors, on passa à la «terre de sang» qu’il illustre entre autres par «les querelles des années 1950 entre les élites hutu et tutsi non résolues par l’administration tutélaire, lesquelles querelles, continue l’auteur, seront répercutées et amplifiées au sein de la paysannerie. Eclata alors ce que les uns appellent la révolution de 1959, les autres la révolution assistée, d’autres les troubles de 1959. Qu’elle fût assistée ou non, l’auteur note que cette révolution sera à l’origine de l’épineux problème des réfugiés tutsi de 1959, condamnés à l’exil jusqu’en 1994.» L’époque de la «terre de sang» est révolue, confirme l’auteur, et dans l’«après» cette époque, «son seul combat pour le Rwanda reste celui de l’unité retrouvée».
I. De quelle «unité», de quelle «paix» monarchiques «où Hutu et Tutsi se côtoyaient en bonne intelligence» s’agissait-il?
La lecture des «Récits historiques du Rwanda» dans la version de C. Gakanisha, tels qu’établis par A. Coupez et T. Kamanzi et publiés en 1962 par le Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) permet de relativiser cette façon d’envisager le passé pré-colonial rwandais. Quelques extraits de ces récits en rapport avec le sujet ont été relevés par le Professeur Maniragaba Balibutsa dans son ouvrage Une archéologie de la violence en Afrique des Grands Lacs, Libreville, 1999, de la page 123 à la page 135.
Les récits inventoriés sont surtout les récits n°3, 12, 13, et 14. Dans le récit n°13, il a relevé l’épisode se rapportant à la mort de Nzira. Il écrit: «La fin de ce récit n°13 (110-113) raconte comment Ruganzu, rejoint par ses Ibisumizi a tué Nzira et sa mère Nyiranzira ainsi que le massacre qui a suivi: ‹Il (Ruganzu) se lève alors et se tient debout au centre de la maison de Nzira, disant: ‹Hé Nzira,› dit-il. Il l’appelle avec des insultes: Puisse Nzira vivre autant de jour qu’en souhaite l’hyène, puisse-t-il vivre autant de jours que dure la rosée. Lève-toi, Ruganzu t’a attaqué, l’Impavide t’a attaqué, ...le victorieux t’a attaqué, l’Impavide, il est l’Excitation des armes; ne crois pas qu’il tarde›. Nzira se réveille encore sommeillant et, tandis qu’il est ainsi désorienté, Ruganzu l’arrache du lit et le précipite au centre de la maison, brisant de son corps un pilier en deux. L’ayant amené près du pilier de l’entrée, il lui donne un coup de serpe au cou, et la tête roule dans l’enclos. Nyiranzira sort précipitamment de l’arrière-cour. 111. Elle vient en toute hâte en disant ‹Mon cher Nzira, je t’avais dit qu’il te serait fatal de prendre Ruganzu en ton service›. Ruganzu la guette avec sa serpe, il lui donne un coup de serpe à la base du crâne, lequel va rouler avec celui de son fils. Il dit: ‹Tu l’as mis en garde contre moi, mais j’ai eu plus de chance que toi›. 112. Après avoir tué Nzira, Ruganzu tue Nyiranzira. Il dit ensuite ces mots: ‹Tu m’as percé à jour, mais j’ai eu plus de chance que toi›. Après avoir fiché sa lance en terre, Ruganzu élève la voix pour s’adresser aux Ibisuumizi, aux Abadakonja, aux Abakonjaguranyi et aux descendants de Ngweja fils de Munyambo, les descendants des Abakongori. Il leur dit: ‹Vous me permettrez de tuer – tuez les gens de la maison, mais les Ibisuumizi tueront ceux des collines›. 113. Les Ibisuumizi tuent donc ceux des collines – il s’agit là des Ibisuumizi – ils attaquent les collines et tuent les habitants, ils tuent les braves, ils tuent les Ibinda, ils tuent les autochtones; les autres gens quelconques, menu peuple du roi, tuent les gens de la maison de Nzira, ils les tuent...» [Maniragaba Balibutsa, op. cit., pp. 132-133.]
Le Professeur Balibutsa cite encore le récit n°14 (27-30). Il est consacré également aux conquêtes de Ruganzu et de ses Ibisumizi cette fois-ci au Sud du Rwanda, dans le royaume de Nyarugi. Il relève ceci: «Soudain, ils attendent les Ibisuumizi qui sont parmi les Hutu, jurant, tuant et jurant. Muyenzi sort de là et dit: ‹Je me suis laissé devancer. 28. Il ne faut pas que les Ibisuumizi me devancent›. Son père et lui sortent de là et ils jurent en même temps. Muyenzi donne un coup de lance et jure. Quand quelqu’un a tué jusqu’à six hommes – les Ibisuumizi sont occupés à jurer – quand il a atteint son sixième homme, quand il arrive au septième, ils lui défendent de jurer. 29. Quand Muyenzi frappe quelqu’un, l’un des Ibisuumizi appelé Nyantaba, fils de Kabiibi, l’authentique Umwega, oncle maternel du roi, jure avant lui. Cela surprend fort Ruganzu et lui cause de la peine. Il dit: ‹Tu empêches mon héritier d’arriver jusqu’à sept›. Les Ibisumizi déposent les lances par terre, ils applaudissent aussitôt et disent: ‹Nous te remercions pour le roi que tu nous donne et parce tu nous le donnes en présence d’un nombreux public›. 30. Ils continuent de combattre, ils combattent alors, sans plus s’occuper d’autre chose. Ils vainquent les Hutu, les tuent, les exterminent. Ceux qui restent, les tout derniers, s’enfuient, ils leur échappent et s’en vont. Les Ibisuumizi rentrent aussitôt du combat avec le roi Ruganzu et son fils Muyenzi, ils longent tout ce versant de colline avec les trophées et les cadavres qu’ils portent...» [Maniragaba Balibutsa, op. cit., p. 133.]
D’autres faits et gestes entourant le règne de Ruganzu et qui permettent de relativiser cette «paix» de l’époque pré-coloniale sont consignés dans le récit n°13. Il y est dit entre autres ceci: «1. Ruganzu, son propre éclaireur, fils-du-conquérant, possesseur de la hache qui vainc les plus grands arbres, a frappé de celle-ci Nyagakeecuru à Ibisi-lez-Huuye [même dans l’original nous avons trouvé ce «lez» et nous pensons que l’auteur voulait écrire «de»: Note De La Rédaction] et éparpillé ses cheveux blancs; il a tué Nyaruzi fils de Haramanga dans l’Umukindo, près de Makwaza; il a tué Gisuureere à Suti-lez-Banega; il a tué également Gatabirora, fils de Kabiibi fils de Kabirogosha, le petit Shi qui s’était imposé par la terreur à Kabira-lez-Ngabo. 2. Ruganzu a razzié les Brumes à l’étranger; il a razzié les Impara à Mutwinjira-mpogazi, et les femmes acariâtres, il les a frappées à Munyinya-les-Mpomboori, Ruganzu est son propre éclaireur, fils du conquérant, il espionne lui-même avant d’attaquer. 3. Ruganzu s’appelle Ruganzu et il est donc le vainqueur. Il est son propre éclaireur fil-du-conquérant possesseur de la hache qui vainc les plus grands arbres, de laquelle il a frappé Nyagakecuru à Ibisi-lez-Huuye, accompagné de ses Ibisumizi, Ruganzu avait avec lui Nyantabana, fils de Kabibi, authentique Umwega, oncle maternel du roi. Nyantabana a donné au bord d’une baraque un coup de lance à un Shi, dont les dents ont sauté de la bouche; et il a dit: ‹Que je tue moi le Présage, qui ne craint pas les athlètes! Quand je tue les Ibisumizi tuent à leur tour...› 6. Ruganzu était avec l’Envahisseur, le Rejeton de la compagnie. L’Envahisseur est descendu de Mugana-lez-Gitembe en murmurant qu’il rentre bredouille, alors qu’il avait tué cinquante Hutu...» [Maniragaba Balibutsa, op. cit., pp. 131-132.]
Durant l’époque pré-coloniale, les rois nyiginya étaient donc perpétuellement en conflit avec leurs voisins, conflits dont la finalité était l’agrandissement de leur royaume et les razzias des troupeaux de vaches. Le royaume nyiginya fut donc construit et consolidé au moyen de la lance, de l’arc et de la flèche. Avec ces armes, Ruganzu Ndoli «incorpora... le Rukoma oriental, presque tout le Kabagari, tout le Nduga et le Mayaga... Son royaume... couvrait un espace d’environ 40 km, sens Ouest-est, sur 65km Nord-sud, soit à peu près 10% du territoire de la République du Rwanda actuel.»[Cf. Jan Vansina, Le Rwanda ancien: Le royaume nyiginya, Karthala, 2001, p. 69.] En plus de ces conquêtes territoriales, Ruganzu fit également des razzias qui ne furent pas non plus facteurs de paix. A ce sujet Jan Vansina écrit: «Ruganzu se vante d’être l’homme qui attaque les pays étrangers pour y razzier des vaches pour augmenter ses troupeaux. Ainsi Ndori aurait au moins constitué deux troupeaux de ses prises de guerre, un bétail razzié au Bunyabungo et un de bétail razzié au Bugara... Ces razzias étaient donc fort destructives. Le conteur peut narrer avec complaisance comment Ndori se rend chez un petit seigneur en train de superviser les travaux des champs. Il se propose d’aider et commence à houer mais arrivé près de lui il le tue soudainement d’un coup de houe, et appelle ses compagnons (son armée) cachés aux alentours. Ils les tuent sur la colline et détruisent tout et se retirent chez eux chargés du butin. Mais du point de vue de ses victimes ce Ruganzu et sa bande étaient des brigands de grands chemins, battant la campagne à la recherche de rapines. Leur apparition était la pire des calamités. Pour s’en préserver beaucoup n’eurent d’autre choix que de fuir son voisinage. Or, Ndori et sa bande recherchaient surtout des troupeaux et ses victimes préférées étaient donc les éleveurs plutôt que les agriculteurs, chez qui on ne pouvait récolter qu’une ou deux têtes de bétail à la fois. Contrairement à l’impression générale donnée par les récits historiques, ce sont donc surtout les éleveurs qui ont dû souffrir de ses déprédations. Et ce seront sans doute eux aussi qui tenteront en premier lieu d’échapper le plus à ce fléau qui accompagna la formation du royaume. Ainsi les souvenirs des pasteurs du Bigogwe qui affirment que leurs ancêtres sont arrivés à cette époque illustrent un processus bien réel... La construction du royaume se serait donc accompagnée d’un certain déplacement de populations cherchant un refuge et beaucoup d’entre eux ont dû se diriger vers les forêts de montagne, encore inoccupées et moins accessibles...» [Jan Vansina, op. cit., pp. 74-75.]
Plus récemment encore, nul n’ignore la terreur et la désolation que les guerres de conquête et les razzias planifiées par Kigeli Rwabugili (1853-1895) ont provoquées aussi bien sur le territoire occupé par l’actuelle République rwandaise que dans les régions environnantes. [Voir à ce sujet, D. Newbury, Les campagnes de Rwabugili: Chronologie et bibliographie, in: Cahiers d’Etudes africaines, 14, 1, (53), 1974.]
Des guerres de compétition et des intrigues étaient également fréquentes à la cour nyiginya. Jan Vansina donne quelques situations tragiques qui ont caractérisé le XIXe siècle et surtout le règne de Rwabugili. Il s’agit entre autres de «la destruction des Abagereka vers 1869-1870, l’assassinat de la reine mère vers 1876 peu après la reprise du pouvoir par Rwabugiri, la mort du favori Nyirimigabo vers 1885... le coup d’Etat de Rucunshu qui plaça Musinga sur le trône en janvier 1897.» [Jan Vansina, op. cit., p. 211.] A propos des Abagereka, Vansina écrit: «Pendant une année au moins les Abagereka purent continuer à tenter de discréditer la nouvelle reine mère [Murorunkwere: NDLR.]. Mais finalement celle-ci fut assez forte pour que Nkoronko et Rwampembwe, un fils de Nkusi, puissent les attaquer. Après une bataille en règle entre leurs armées respectives près de Nyanza, Rugereka fut vaincu et tué. Tous les membres de sa famille et leurs adhérents les plus notoires, soit plus de deux cents personnes de l’aristocratie en tout, furent traqués et massacrés. Ce fut une hécatombe qu’on n’oubliera jamais. Les biens considérables des Abagereka furent donnés à Rutezi, frère de la reine mère, qui commença ainsi à renforcer le poids politique de son lignage kono au détriment des Ega.» [Jan Vansina, op. cit., p. 212.]
Avec ces quelques faits relevés plus haut (il y a bien d’autres), peut-on parler encore de «paix» et d’«unité» monarchiques? Rien qu’à considérer la succession des roi nyiginya, cette «unité» devient illusoire à cause de l’existence de plus en plus confirmée de trois dynasties qui auraient régné sur le royaume nyiginya, à savoir les dynasties nyiginya, hondogo, et hinda dont les fondateurs respectifs seraient Ruganzu Bwimba, Kigeli Mukobanya et Ruganzu Ndoli. Au fait, les recherches tendent à montrer que les changements dynastiques impliquant des événements violents, voire la conquête militaire d’un clan étranger, ont été masqués par les traditionalistes officiels afin de sauver le mythe de la continuité héréditaire du pouvoir sacré.
Somme toute, la «paix» et l’«unité» nationales durant l’époque pré-coloniale n’était pas à l’ordre du jour. Jan Vansina va même à écrire qu’«à partir du règne de Rujugira le pays vivait presque continuellement en état de guerre». [Jan Vansina, op. cit., p. 101.] Les faits relevés plus haut corroborent cette position et montrent que la tendance était plutôt à l’institution de la violence, à la glorification du plus fort, à la spoliation, voire à l’écrasement du plus faible. Les germes de l’ethnisme étaient plutôt déjà là. C’est cet «ethnisme endogène» que les Européens, à leur arrivée, vont récupérer et exploiter à la façon qui les avantage, notamment sous l’angle du mythe hamite.
II. De la racine du mal rwandais
Le mal rwandais ne plonge pas ses racines, ni à l’époque coloniale ni en 1959. Kajeguhakwa semble d’ailleurs aussi le confirmer lorsqu’il écrit: «Je n’étais pas de ceux qui voulaient affirmer que le Rwanda ancestral était un paradis terrestre. Comme partout en Afrique noire pré-coloniale des injustices avaient été commises par les dirigeants traditionnels et pendant longtemps...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 87.] S’il s’était donné la peine de s’attarder sur ces injustices et surtout sur leur ampleur, il aurait sans doute constater que «la terre de paix» dont il parle n’était pas à confondre avec le territoire rwandais pré-colonial, encore moins avec le royaume nyiginya pré-colonial.
Au fait, quand les Européens arrivèrent sur le territoire rwandais, ils trouvèrent un terrain d’application des idées racistes héritées de la raciologie du XIXe où ils distinguaient des races supérieures et des races inférieures. Ce terrain d’application avait été bien préparé par le système socio-politique nyiginya qui avait précédé leur arrivée. L’idéologie de domination que la dynastie nyiginya avait développée sur ce territoire considérait ses membres (notamment le roi) comme des êtres supérieurs, des nés-pour-gouverner et avait déjà catégorisé les Rwandais en êtres supérieurs et en êtres inférieurs. Les nyiginya ne se définissaient-ils pas comme les «Tombés du ciel» («Ibimanuka»)? C’est cette idéologie qui fut récupérée par les Européens: les «Ibimanuka» furent assimilés à la soi-disant «race supérieure des ‹Hamites› », louant ses qualités (intelligence, beauté, etc.) tandis que le reste de la population était classé dans les «races inférieures», arriérées, laides... Cette assimilation n’était pas en contradiction avec l’idéologie de domination que la dynastie nyiginya avait initiée avant l’arrivée des Européens, elle en était, au contraire, une justification, un soutien, une légitimation. Et de fait, aucun membre de la dynastie nyiginya qui était au pouvoir et qui pourtant se disait être le représentant de tous les Rwandais ne s’est élevé, ni contre cette «hamitisation» des dirigeants, ni contre cette «racialisation» de la société rwandaise. Même plus tard, les «lettrés» plus proches de cette dynastie, notamment l’Abbé Alexis Kagame, pourtant apparemment critique vis-à-vis des apports occidentaux, s’improvisèrent en grands vulgarisateurs de la néfaste théorie. [Voir à ce sujet Alexis Kagame, Inganji Kalinga.
(Tome I), Kabgayi, 1943.]La résistance de Musinga contre le pouvoir européen constaté notamment à travers son refus réel d’accompagner le mouvement de conversion au catholicisme durant la période d’occupation belge et qui lui valut, le 12 novembre 1931, la perte du trône qu’il avait usurpé, ne se fondait pas sur la volonté de couper court à cette falsification de l’histoire du Rwanda. Si tel en avait été le cas, il se serait prononcé contre cette manipulation de l’histoire du Rwanda sous l’angle du mythe hamitique dès les premiers contacts avec les Allemands, puisque c’est à ce moment là que cette tragique manipulation a vu le jour. Nous pensons plutôt que cette résistance se fondait bien sur la crainte de voir son autorité diminuée. C’est pourquoi d’ailleurs cette résistance fut dure durant l’occupation coloniale du Rwanda par les Belges.
En effet, dès leur arrivée sur le territoire rwandais au lendemain de la première guerre mondiale, les Belges se sont employés à réduire le pouvoir de Musinga. A ce propos, Louis de Lacger écrit dans son ouvrage Ruanda II. Ruanda moderne, Namur, Grands Lacs, 1939, pp. 124-126: «Une des premières mesures que prit le commissaire royal, d’accord avec le gouvernement de la métropole, fut de dépouiller les souverains indigènes de leur droit inconditionné sur la vie et les biens de leurs sujets. Le jus gladii fut réservé au roi des Belges... Le major Declerq signifia à Musinga qu’il était dorénavant déchu de cette prérogative... En juillet 1917, parurent une série de décrets signés par Musinga, contraint et forcé, qui constituaient une entrée résolue et décisive dans la voie des réformes constitutionnelles. La superficie des lopins de terre attribués à chaque foyer de bahutu devait être doublée, grâce surtout aux bas-fonds marécageux jusque-là accaparés par les propriétaires vachers pour la pâture de leurs bêtes en saison sèche. Les corvées seigneuriales des mainmortables seraient réduites à deux jours sur cinq, les trois autres jours étant pour la culture des domaines privés. La liberté de religion était proclamée, non seulement pour les vilains mais encore pour les patriciens sans exclure les membres de la famille royale…»
Sous le règne de Rudahigwa, la relecture de l’histoire du Rwanda sous l’angle de mythe hamitique fut institutionnalisée. En effet, si Musinga qui, pour ses raisons, s’était montré farouchement opposé au pouvoir européen, n’avait pas levé son doigt pour s’opposer à cette relecture, ce n’était pas non plus son fils Rudahigwa qui allait le faire. Il ne fit rien pour se démarquer de cette manipulation de l’histoire d’où les soi-disant éclaireurs du peuple n’ont cessé et ne cessent de s’abreuver. Au fait, il était choisi par les Européens et intronisé par eux au mépris des traditions et d’aucuns le considérait comme l’instrument du régime belge. [Kajeguhakwa, op. cit., p. 53.]
Ce fut sous ce règne que l’application du mythe hamitique produisit des contrecoups mémorables. Les propagateurs des «schémas racistes» étaient, au cours de ce règne, devenus non seulement plus nombreux mais aussi plus actifs dans la vie quotidienne des Rwandais. De plus, ils jouaient le rôle fort important de décideurs. Ainsi, dans les domaines de l’enseignement et de l’administration, c’était l’autorité mandataire et les missionnaires Pères Blancs qui se réservaient le dernier mot. Ils se prononçaient aussi bien sur l’orientation des écoliers ou des élèves que sur la nomination des chefs. Dans leurs décisions, ils se laissaient guider par les idées qu’ils se faisaient à l’endroit de chacune des composantes de la société rwandaise. Ceux qu’ils considéraient comme des «intelligents-par-nature», des «chefs-nés», se trouvèrent favorisés au détriment de ceux qui, selon eux, étaient des «timides», des «serfs-nés». Quand elle fut introduite dans l’enseignement, cette vision néfaste aboutit, comme on pouvait s’y attendre, à des résultats fort contrastés. [Voir à ce sujet le tableau n°1 reproduit ci-après et tiré de R. Cornevin, Histoire de l’Afrique III, p. 514.]
Année |
Elèves Tutsi |
Elèves Hutu |
Elèves Congolais |
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du Rwanda |
du Burundi |
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1945 |
46 |
0 |
3 |
- |
1948 |
85 |
2 |
11 |
- |
1953 |
68 |
3 |
16 |
- |
Tableau n°1: Origine des élèves du groupe scolaire d’Astrida au cours des années 1945, 1948 et 1953
Les mêmes disparités se retrouvaient également dans l’administration. En effet, l’école d’Astrida qui était habilitée à former les agents de l’administration (les chefs et les sous-chefs) étant majoritairement fréquentée par les membres de la dynastie nyiginya. Il va sans dire que c’était ceux qui y étaient majoritairement représentés qui domineront aussi l’administration.
III. De la genèse de la révolution de 1959
Ce sont notamment les disparités constatées dans les domaines que nous venons d’évoquer qui conduisirent aux revendications des années 1959 et qui aboutirent à la révolution populaire de novembre 1959. Valens Kajeguhakwa réserve quelques pages de son ouvrage aux événements qui caractérisèrent cette période. Il évoque notamment la mort du roi Mutara Rudahigwa survenu en juillet 1959, la formation des partis politiques: l’UNAR créée le 13 septembre 1959, le RADER le 14 septembre 1959, l’APROSOMA le 15 février 1959 et le PARMEHUTU le 9 octobre 1959. Sur ce, Kajeguhakwa enchaîne: «Au mois de novembre, des troubles éclatent dans la circonscription diocésaine de Kabgayi, puis se répandent dans tout le pays». [Kajeguhakwa, op. cit., p. 83.] Les préludes à l’éclatement où l’on retrouve entre autres les revendications des opprimés ainsi que les réponses des dirigeants ainsi que les événements décisifs qui mirent la poudre au feu sont presque entièrement omis par l’auteur. Ce manquement apparemment voulu et biaisé nous pousse à revenir sur ces préludes.
La période de 1956 à 1958 fut marquée par l’ouverture des «élites rwandaises» au débat politique. L’analyse des documents produits durant cette période permet de se rendre compte de l’ampleur du fossé que l’«idéologie de domination» initiée dès la période pré-coloniale, véhiculée notamment dans les poèmes dynastiques et revue sous l’angle du «mythe hamitique» durant la période coloniale n’avait cessé de creuser entre les différentes composantes de la société rwandaise.
Trois documents s’y apprêtent le mieux, à
savoir: le Manifeste des Bahutu du 24 mars 1957 et les deux Lettres
des «12 bagaragu b’ibwami bakuru» («12 grands serviteurs de la cour
royale»), signée respectivement les 17 et 18 mai 1958. En ce qui est du Manifeste
des Bahutu, les auteurs utilisent les termes «races» pour désigner
les trois groupes de la population rwandaise. Seulement, en dépit ce langage
qui se réfère au mythe hamitique, les signataires se disent ne pas vouloir
instaurer une politique raciste ou raciale au Rwanda. Aloys Munyangaju,
commentant ce Manifeste, disait en 1959: «Au
demeurant, ce que les Bahutu réclament n’est:
Ils réclament tout simplement pour tout habitant du pays, qu’il soit hutu, twa ou tutsi et quel que soit son rang et sa condition:
A ces revendications, les «12 bagaragu b’ibwami bakuru» répondirent en présentant deux documents. Le libellé du document du 17 mai 1958 se présente comme suit:
«Voici le détail historique du règne des Banyiginya au Rwanda.
L’ancêtre des Banyiginya est Kigwa, arrivé à Rwanda (rwa Gasabo-localité) avec son frère nommé Mututsi et leur soeur Nyampundu. Ils avaient avec eux leur gros et petit bétail ainsi que de la volaille, chaque fois en paires sélectionnées de mâle et femelle. Leur mutwa Mihwabiro les suivait de très près. Leurs armes étaient les arcs doublés (ibihekane); leurs occupations étaient la chasse et la forge. Le pays était occupé par des Bazigaba qui avaient pour roi le nommé Kabeja. Les sujets de Kabeja vinrent d’abord en petite délégation ensuite beaucoup plus nombreux, et ceux-ci de par eux-mêmes, voir la famille Banyiginya et s’entretenir avec elle. Celle-ci leur a donné, d’abord gratuitement ensuite moyennant services, des charges de viandes, fruit de leur chasse. Dans le royaume Kabeja on ne savait pas forger: aussi, tous les ressortissants de ce pays sont venus prester les services auprès de la famille Kigwa pour avoir des serpettes et des houes. Les relations entre les sujets de Kabeja et la famille Kigwa furent tellement fortes que ces derniers abandonnèrent leur premier maître et se firent serviteurs de Kigwa. L’affaire en étant ainsi jusqu’alors, l’on peut se demander comment les Bahutu réclament maintenant leurs droits au partage du patrimoine commun. Ceux qui réclament le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de fraternité. Or les relations entre nous (Batutsi) et eux (Bahutu) ont été de tous temps jusqu’à présent basées sur le servage; il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement de fraternité. En effet quelles relations existent entre Batutsi, Bahutu et Batwa? Les Bahutu prétendent que Batutsi, Bahutu et Batwa sont fils de KANYARWANDA, leur père commun. Peuvent-ils dire avec qui Kanyarwanda les a engendrés, quels est le nom de leur mère et de quelle famille elle est? Les Bahutu prétendent que Kanyarwanda est père de Batutsi, Bahutu et Batwa; or nous savons que Kigwa est de loin antérieur à Kanyarwanda et que conséquemment Kanyarwanda est de loin postérieur à l’existence des trois races Bahutu, Batutsi et Batwa, qu’il a trouvées bien constituées. Comment dès lors Kanyarwanda peut-il être père de ceux qu’il a trouvés existants? Est-il possible d’enfanter avant d’exister? Les Bahutu ont prétendu que Kanyarwanda est notre père commun, le Ralliant de toutes les familles Batutsi, Bahutu et Batwa: or Kanyarwanda est fils de Gihanga, de Kazi, de Merano, de Randa, de Kobo, de Gisa, de Kijuru, de Kimanuka, de Kigwa. Ce Kigwa a trouvé les Bahutu dans le Rwanda. Constatez donc, s’il vous plaît, de quelle façon nous, Batutsi, pouvons être frères des Bahutu au sein de Kanyarwanda, notre grand-père. L’histoire dit que Ruganzu a tué beaucoup de ‹Bahinza› (roitelets). Lui et les autres de nos rois ont tué des Bahinza et ont ainsi conquis les pays des Bahutu dont ces Bahinza étaient rois. On en trouve tout le détail dans ‹l’Inganji Kalinga›. Puisque donc nos rois ont conquis les pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et ont ainsi asservi les Bahutu, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils prétendre être nos frères?
Nous, grands Bagaragu de l’Ibwami.» [Fidèle Nkundabagenzi, op. cit, pp. 35-36.]
Le deuxième document adressé au roi Mutara Rudahigwa et aux membres du Conseil Supérieur du Pays du Rwanda et signé 18 mai 1958 fut rédigé comme suit:
«Au Mwami, Ch. L. P. Mutara Rudahigwa, et A Messieurs les Membres du Conseil Supérieur du Pays du Rwanda, Voici ce que nous Banyarwanda nous vous disons:
Nous vous exposons nos doléances à propos des ibikingi et des amasambu, propriétés exclusives de leurs possesseurs comme le Rwanda est la propriété exclusive du Mwami. Nous vous disons que comme le Rwanda ne peut être vendu, ainsi nous nous opposons, au nom de tous les possesseurs des amasambu et des ibikingi, à la vente de ceux-ci. Voici la raison de ce refus:
1° C’est une coutume de tous les temps, depuis le premier homme, que celui qui reçoit une chose en servage peut se voir enlever la dite chose s’il commet quelque faute. Quelle faute avons-nous commise pour nous voir spoliés nos amasambu et nos ibikingi?
2° Pour quelle raison veut-on procéder au partage de nos ibikingi et de nos amasambu, alors qu’au Rwanda il y a de bons endroits inhabités dont peuvent très bien profiter tous les Banyarwanda pour y installer leurs cultures et faire paître leurs troupeaux? Il y a beaucoup d’endroits inhabités: 1)Bugesera; 2)Rukaryi; 3)Icyanya; 4)Bugiliri; 5)Mubari; 6)Umutara; 7)Kinyamahinda; 8)Umugamba; 9)Rweya. Tous ces endroits sont inexploités au détriment des hommes et du bétail alors qu’anciennement, ils étaient habités et qu’on y faisait paître du bétail (...).
Précédemment vous avez envoyé des gens au Gishari-Mukoto pour qu’on ne soit pas trop à l’étroit dans le pays. Pour quelle raison est-ce qu’actuellement vous voulez faire le partage des ibikingi et des amasambu entre les Banyarwanda alors qu’il existe des endroits inhabités, endroits sous votre dépendance? Déjà les amasambu et les ibikingi sont insuffisants à cause du grand nombre d’habitants et de bétail: si maintenant vous voulez en faire le partage entre tous les habitants, il y aura des révoltes dans tous le pays et vous allez faire mourir et ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas, de sorte que ceux qui en auront les possibilités seront forcément obligés d’émigrer vers les pays britanniques. Voici un exemple de la bonne valeur de ces contrées désertes: lors des tournées jubilaires du Mwami, à Gahini, dans les différentes présentations, se trouvait une vache très remarquable issue de ces régions. Le Mwami l’a bien vue de même que les chefs Karisa et Segikwiye et tout le public présent. Nous sommes entourés d’autres pays: Urundi, Congo Belge, Uganda, Ankore, Toro. Tous ces pays jouissent d’une paix et d’une tranquillité parfaites. Toutes leurs coutumes ancestrales n’ont subi aucun changement, nous ne parlons évidemment pas des mauvaises coutumes du paganisme. Est-ce qu’il n’y a de Gouvernement qu’ici? Nos civilisateurs-éducateurs ne sont pas comme ceux d’ailleurs? Messieurs les Membres du Conseil Supérieur du Pays, vous êtes les responsables du Pays: c’est pour cela que vous avez été élus. Nous vous demandons de rechercher les personnes qui, continuellement, provoquent tant de troubles révolutionnaires dans le pays. Nous vous prions de nous les trouver. Nous désirons que la paix et la tranquillité règnent ici comme elles règnent dans les pays qui nous entourent.
Nous les Banyarwanda présents à Nyanza, (sé) par 15 vieux Batutsi, Grands bagaragu de l’Ibwami.» [Fidèle Nkundabagenzi, op. cit, pp 36-37.]
Ces deux derniers documents font état d’une opposition catégorique des milieux de la cour contre les revendications qui étaient consignées dans le Manifeste de 1959. On y remarque également la consécration de l’inégalité à travers la présentation du mythe de Kigwa dans sa version la plus ethniste. A l’instar de Musinga et Rudahigwa qui avaient courbé l’échine devant la «hamitisation» de la classe dirigeante et à la «racialisation» de la société rwandaise, Ndahindurwa ne se montra pas plus performant en la matière. A ses yeux et sans crier gars, ses plus proches collaborateurs, dans leurs publications, surtout celle du 17 mai 1958, institutionnalisèrent l’ethnisme. Ils nièrent la fraternité entre les Rwandais et demandèrent, dans le document du 18 mai 1958, «de rechercher les personnes qui, continuellement, provoquent tant de troubles révolutionnaires dans le pays.». Ils ajoutèrent: «Nous vous prions de nous les trouver.» Pourtant Ndahindurwa pouvait contribuer à surseoir à cet extrémisme féroce qui habitait ses plus proches collaborateurs si, du moins, on en croit l’obédience auprès des populations que lui reconnaît Jean-R. Hubert: «Le Mwami Mutara [Ndahindurwa: NDLR] jouissait d’un prestige incontesté parmi toutes les classes de la population et sa seule présence dans la région troublée eût sans aucun doute ramené le calme. Malheureusement Mutara ne voulait pas comprendre qu’il était nécessaire d’user de son autorité pour donner des gages aux Hutu...» [Jean-R. Hubert, La Toussaint rwandaise et sa répression. Bruxelles, 1965, pp. 23-24.]
Cette chasse à l’homme proclamée à partir de la cour et apparemment tolérée par celle-ci fut relayée par une campagne d’intimidation orchestrée par les UNARistes. Parlant de cette intimidation, Hubert écrit: «Cette campagne d’intimidation avait pris des aspects divers, allant des coups simples et de menaces verbales de mort avec ordre d’acheter une carte du parti Unar jusqu’aux faux bruits annonçant la guerre prochaine et la mort des leaders et des membres des partis hutu...» [Jean-R. Hubert, op. cit., p. 29.] L’événement qui éperonna l’opposition populaire fut l’attaque, par des jeunes tutsi, contre Mbonyumutwa, un des trois rares sous-chefs hutu de l’époque sur plus de 500 sous-chefs tutsi, alors qu’il rentrait, en compagnie de son épouse, de la messe de la Toussaint, le 1er novembre 1959. «Le surlendemain 3 novembre, note Hubert, tôt le matin, les Hutu du Ndiza, où résidait Mbonyumutwa se rendirent chez le chef tutsi de l’endroit avec, à leur tête, deux dirigeants locaux du parti Parmehutu qui reprochèrent au chef de ne pas avoir garanti la sécurité de Mbonyumutwa ainsi qu’il avait promis. Devant cette manifestation insolite, le nombre des Hutu augmentait constamment face au chef qui avait à ses côtes quelques Tutsi qu’il avait justement convoqués pour un conseil de chefferie. C’est alors que, se rendant au conseil, le sous-chef Nkusi traversa les rangs des Hutu. Peu de temps avant, ce sous-chef, connu pour son extrémisme et son arrogance, rencontrant des Hutu, leur déclarait sans ambages: ‹Je sais que vous êtes Aprosoma. Sachez que votre gros patron (Mbonyumutwa) sera un de ces jours tué. Vous aurez des nouvelles. Il n’y a rien à faire, nous le tuerons›... La foule se déchaîna. Parvenu dans la maison du chef, Nkusi trouva encore le moyen d’attiser la fureur des Hutu en se présentant à la fenêtre armé d’un arc dont il pointait la flèche sur eux. Ceux-ci exigèrent du chef qu’il face sortir NKUSI et tous les tutsi qui étaient dans la maison qu’ils menaçaient d’emporter d’assaut... le chef dut s’y résoudre. A peine sortis, la foule épargna le chef, se précipita sur quatre d’entre eux, leur portant des coups de massues et de machettes. Nkusi, laissé pour mort, devait cependant survivre...» [Jean-R. Hubert, op. cit., pp. 30-31.]
Le mouvement de révolte ainsi déclenché ne tarda pas à gagner, comme un gigantesque feu de brousse, tout le pays. La cour, à sa manière, essaya de l’arrêter. Ainsi, «dès le 6, à Nyanza, l’état-major de l’Ibwami avait arrêté les mesures à prendre en vue de mater la révolte: arrestation et suppression des leaders hutu, opérations militaires d’envergure dans les régions troublées, encouragements de la population à réagir spontanément contre les partisans du mouvement hutu...» L’ordre d’arrêter les opposants fut donné par Rukeba, leader de l’UNAR, du haut de la véranda du Mwami en ces termes: «Partez arrêter les Aprosoma depuis le grand frère au petit frère du Mwami. Amenez-les au Mwami...» [Jean-R. Hubert, op. cit., p. 34.] Les arrestations ordonnées se transformèrent vite en assassinats. Ainsi la cour devint le quartier général d’où partirent les expéditions armées contre les leaders de l’opposition dispersés et isolés dans les campagnes. C’est dans ce cadre que les personnalités comme Secyugu, Nsokana, Habarugira, Birekeraho Ntirizibwami, Gatabazi, Sebushishi, Ntagobwa, Kabayiza, Kanyaruka, Renzaho, Sindibona, Munyandekwe et autres furent atrocement assassinés.
Outre ces assassinats, la cour organisa des opérations militaires. Jean-R. Hubert en donne quelques-unes: «La plus remarquable fut celle que le Chef Mfizi dirigea le 8, en territoire de Gitarama, dans sa chefferie de Rukoma, contre les Hutu des sous-chefferies Cyesha et Gaseke. Plus de 170 propriétés –huttes pillées et incendiées, champs, bananeraies et caféières ravagées – et cinq Hutu trouvèrent la mort... Le 7 novembre en chefferie du Bumbogo, territoire de Kigali, les Tutsi avaient monté une opération au cours de laquelle quinze Hutu furent arrêtés arbitrairement et subirent des tortures corporelles, deux d’entre eux perdant la vie suite aux tortures infligées... Le 8 les opérations étaient organisées en territoire de Gisenyi, au Bugoyi... Le 9... les sous-chefs du Nduga organisèrent une attaque contre la sous-chefferie de Musambira qui fut l’objet d’actes de pillage et de dévastation portant sur 63 propriétés hutu...» [Jean-R. Hubert, op. cit., pp. 38-39.]
Si nous nous sommes attardés sur ces événements sanglants qui ont caractérisé l’année 1959, loin de nous l’idée de faire l’histoire de la révolution rwandaise de 1959. Ces quelques faits ont été relevés pour illustrer une autre facette, celle en rapport avec le comportement des autorités monarchiques de l’époque, comportement que Kajeguhakwa a volontairement occulté alors qu’il constitue l’élément de base pour bien cerner la tournure des événements ainsi que leurs conséquences. Au fait, si les exclus du système colonio-monarchique avaient été écoutés, si leurs revendications avaient été prises en considération au lieu de les intimider et d’en massacrer quelques-uns, il n’y a pas de doute que les problèmes de l’époque auraient été autrement résolus.
IV. De la haine viscérale envers le MDR-Parmehutu
S’agissant des déchirements «inter-ethniques» qui se produisirent après la révolution, Valens Kajeguhawa accuse le MDR-Parmehutu d’en être le responsable. Mais ici aussi, il ne souligne pas – nous doutons que ce soit par oubli – la responsabilité de ceux qui s’étaient appelés Inyenzi [Ingangurarugo yiyemeje kuba ingenzi, Cfr Aloys Ngurumbe, dans Kanguka n°52, 1992] dans ces déchirements. Dénoncer les déchirements «inter-ethniques» d’après la révolution de 1959 n’a rien d’illégitime dans la mesure où ils ont emporté de nombreuses vies civiles innocentes. Ce que nous trouvons illégitime, voire malhonnête et cynique, c’est de taire les atrocités que ces Inyenzi ont infligées aux populations civiles, c’est de ne pas condamner la terreur et la désolation qu’ils ont semées sur les collines rwandaises surtout que dans une certaine mesure, ces déchirements furent attisés par les attaques des Inyenzi.
Les accusations formulées par Kajeguhakwa contre le MDR-Parmehutu, contre les leaders de ce parti et contre tous ce qui ont, au cours de leur vie, contracté des rapports avec eux, sont atroces. Pour l’instant passons la parole à Kajeguhakwa: «le Parmehutu avait mortellement blessé le patriotisme des Rwandais...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 156.] A propos de Kayibanda et du MDR-Parmehutu, il écrit: «Le Parmehutu a été une hache de guerre, enterrons la hache de guerre... Kayibanda restera le petit séminariste rancunier de 1957. Depuis l’indépendance, le Parmehutu est devenu un gagne-pain auquel il tient fort comme l’enfant à son biberon...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 118.]
L’hostilité contre le MDR-Parmehutu était si profonde que tout ce qui pouvait faire tomber ce parti et son président lui aurait procuré une joie insondable. C’est ainsi qu’il note: «J’ai cru, en 1968, voir mon rêve réalisé lorsque Kizito Karangwa, un jeune greffier du tribunal de premier instance de Ruhengeri vint me rapporter une rumeur selon laquelle le parlement avait désavoué la politique du président Kayibanda... Mais dès que je pus lire le rapport de la commission, je fus déçu...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 118.] A l’annonce du renversement de Kayibanda en 1973, il ne cacha pas sa satisfaction: «Malgré mes appréhensions je me sentais satisfait, heureux de constater que la dynamique du changement ne pouvait plus s’arrêter, maintenant que le monstre de 1959 s’était mis à dévorer ses propres parents.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 150.]
L’hostilité contre le parti MDR-Parmehutu et ses leaders l’habitera jusqu’à ce qu’en 1995 où il manigança pour faire changer l’appellation et enfoncer Bonaventure Ubalijoro qui fut, avec le major Tulpin, responsables de la sûreté nationale du Rwanda indépendant: «Trente cinq ans plus tard, les retournements de l’Histoire allaient placer Bonaventure Ubalijoro aux bancs des accusés, dans un forum sur le passé du pays, où la majorité avait souffert de ces événements. Quelle ne fut pas sa déception lorsque le colonel Ruhashya et moi-même eûmes refusé de prendre sa défense au milieu d’une assistance montée contre lui... Personnellement, j’éprouve de la sympathie envers la famille Ubalijoro, et ses enfants sont amis des miens, mais je ne peux pas oublier que le père fut l’homologue du major Tulpin et qu’à mes démarches visant à déraciner le virus des idéologies ethniques, il avait d’abord répondu avec enthousiasme, puis avec hésitation, ensuite avec réserve, et enfin avec hostilité. C’était en 1995. Il avait été envoyé par Faustin Twagiramungu, alors Premier ministre du gouvernement de transition et président du MDR, avec qui j’avais pris l’habitude de discuter fréquemment sur l’opportunité de conserver le nom d’un parti qui rappelle tant de malheurs à une partie des citoyens rwandais. Il semblait partager mes inquiétudes et me demanda de convaincre son adjoint Bonaventure Ubalijoro pour pouvoir évoluer vers une solution concrète. Ubalijoro accepta mon raisonnement et repartit décidé à faire quelque chose. A la fin il ne voulait même pas en parler...» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 90-91.]
L’autre personnalité qui fut victime de cette hostilité fut le politicien et homme d’affaires Banzi Wellars qui avait pourtant participé intensivement au mariage de Kajeguhakwa en 1966 [Kajeguhakwa, op. cit., p. 114.]. Cet homme avait en outre aidé et protégé ses parents en 1959, avait contribué à les ramener d’exil en 1965 et à recouvrer leurs biens. [Kajeguhakwa, op. cit., p. 129.] La nommée Spéciose Murorunkwere, une des filles de Banzi, était venue au secours de Kajeguhakwa durant les moments difficiles. Voici comment il décrit les services rendus par la fille de Banzi lorsque Kajeguhakwa se trouvait en résidence surveillée dans sa maison à Gisenyi, en 1990: «Personne ne pouvait entrer... Deux dames réussirent à obtenir cependant l’autorisation: Mme Spéciose Murorunkwere et Mme Françoise Mukakigeli. L’une est hutu, l’autre tutsi. Un lien commun, leur fidélité à moi... Elles pouvaient venir une fois dans la matinée et une autre dans l’après-midi. C’est d’elles que je recevais les nouvelles de l’extérieur, grâce à elles je gardai le contact avec mon réseau d’informateurs, dont le rôle fut inestimable pendant cette période. Je devais protéger l’anonymat de mes informateurs, ce que je pus réussir sans heurter la susceptibilité et la confiance de Spéciose et de Françoise. Le 8 juin (1990), elles me mirent au courant d’un procès programmé pour le lendemain...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 247.]
Ces faits combinés ont poussé Banzi, lors de son arrestation en 1998, à implorer secours auprès de celui qu’il croyait être son vrai ami : «J’ai fait du bien à vos parents en les protégeant en 1959 et en les ramenant d’exil en 1965, le temps est arrivé de me rendre à mon tour le même service. Il ne faut pas que j’aille en prison alors que vous êtes là.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 137.] Tout en reconnaissant tout ce que Banzi avait fait pour lui et pour sa famille et après lui avoir rappelé le dévouement de sa fille Spéciose Murorunkwere, il refusa cyniquement de lui porter secours, arguant que «l’homme est responsable de ses actes, et l’appréciation des actes de l’enfant ne peut constituer une circonstance atténuante pour les crimes du père.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 137.] Notons ici que Monsieur Wellars Banzi prisonier, est mort en février 2002.
Kajeguhakwa gardait une hostilité viscérale contre le MDR-Parmehutu et ses fondateurs si bien que tous ceux qui s’y rapprochaient devenaient, de ce fait, ses adversaires, voire ses ennemis. Le cas Faustin Twagiramungu corrobore cette dernière affirmation. Kajeguhakwa l’a connu en 1977, époque où Twagiramungu travaillait à la STIR comme simple comptable. Il le trouvait sympathique, progressiste et ouvert à la discussion des problèmes socio-politiques du pays. [Kajeguhakwa, op. cit., p. 197.] C’est pourquoi il manigança sa promotion à la tête de la STIR. Voici comment il s’en vante: «Je demandai au gouverneur Birara d’influencer le gouvernement afin qu’il le nomme à la place du vieux Saltarelli qui se préparait à prendre sa retraite. Mais le gouvernement préféra nommer un vieux politicien de 1959, Isidore Nzeyimana, l’un des neuf signataires du manifeste des Bahutu de 1959... Je continuai à plaider la cause de Faustin Twagiramungu partout où je pouvais influer, et je peux confirmer qu’il fut nommer directeur général grâce à mon opiniâtre...» Concernant le projet de mariage de Twagiramungu, il écrit que ce dernier «interrogea ma sagesse pour savoir s’il pouvait se marier avec une fille de l’ex-président Kayibanda, et continuer à prospérer sous la république des Nordistes. Je lui conseillai de se fier au choix de son cœur, loin de toute motivation d’ordre politique. Je l’accompagnai jusqu’aux cérémonies de présentation de sa jeune épouse qui eurent lieu dans son loin terroir natal.» Face à ce mariage qu’il qualifia de «plus politique de l’époque», il se posa quelques questions auxquelles il répondit à sa manière: «Faustin serait-il un jour le restaurateur du hutisme militant? Le continuateur spirituel de son beau-père dont l’extrémisme politique et l’étroitesse d’esprit ont ensanglanté le Rwanda? Dans cette éventualité, il pouvait me compter parmi ses adversaires les plus déterminés...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 197-198.]
La position de Kajeguhakwa vis-à-vis de la révolution de 1959 qui a résulté de la lutte des premiers leaders ressort entre autres dans les enseignements qu’il donnait alors qu’il était enseignant à Musanze, dans la Préfecture de Ruhengeri, où il était arrivé en 1968: «Enseignant la révolution française de 1789, je développais d’abord les étapes de la longue durée qui avait marqué sa préparation intellectuelle. Je faisais déduire par les élèves eux-mêmes que cette préparation révolutionnaire avait manqué au Rwanda républicain, que la transformation du Rwanda avait échoué.» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 124-125.]
V. Au cours de la IIe République
Le coup d’Etat de 1973 n’apporta pas de changements, selon Kajeguhakwa, même si celui qu’il appelait le «monstre» venait de tomber. La raison avouée était que «l’enseignement de l’idéologie hutiste resta entier dans les écoles. Les théories du Parmehutu étaient maintenues...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 154.] Face à cet état de faits, la lutte que Kajeguhakwa avait entamée déjà en 1965 devait continuer. Il devait la mener en trois phases: «le tissage du nerf de la guerre, le délicat exercice de recrutement de collaborateurs, la médiatisation du plus grand ‹mal ruandais‘ et le temps de crier au peuple le slogan: Kanguka! Réveille-toi.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 237.] Pour y arriver, quelle fut sa stratégie? «L’acquisition progressive des biens, le refuge dans l’anonymat et dans l’effacement, furent les options stratégiques de ma vie sociale à Kigali.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 157.]
Ce profil bas volontairement adopté lui permettait d’espionner les milieux autrement inaccessibles: «Mes amis hutu oubliaient parfois mon identité, se permettaient de parler ouvertement politique et de concevoir à haute voix des plans et des analyses terre à terre, sans issues, sans profondeur et sans la moindre argumentation d’ordre intellectuel. Ecumant les bars de Kigali, ils se groupaient par région, entourés d’innombrables bouteilles de bière et de poulets rôtis.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 156.]
En été 1972, Kajeguhakwa décida d’abandonner l’enseignement qu’il avait commencé en 1965. Avec les contacts qu’il avait fait pendant l’exercice de ce métier, il s’était rendu compte que ceci ne l’avançait pas dans sa lutte: «J’étais en contact avec Birara Jean Berchmans, qui allait devenir le gouverneur de la Banque nationale du Rwanda... Des universitaires Bahutu et Batutsi, des officiers de l’armée et de la police furent contactés. De toutes ces rencontres je dégageai une conclusion peu à peu confirmée par les faits: il fallait approcher les joueurs politiques de Kigali, non en simple enseignant tutsi d’un collège perdu à l’intérieur du pays, peu équipé pour soutenir la morgue de la bourgeoisie naissante du Parmehutu, mais comme un commerçant fortuné et apolitique... Mais l’objectif final était l’acquisition d’une position sociale pouvant me permettre de susciter la conscience nationale dans les sphères d’influence du pays. Et avec une carte de visite et des moyens nécessaires, voyager à l’extérieur, rencontrer les intellectuels batutsi et jeter un pont entre les bonnes volontés du dedans et du dehors...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 128.] En ce qui concerne l’éducation de ses enfants, il avait «jugé assez important de développer en eux le goût du secret et le sens de la dissimulation. Ces vertus, continue-t-il, allaient devenir leur arme principale à l’école, dans les familles de certains dirigeants politiques...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 155.]
Sa stratégie lui permit d’amasser les fortunes, surtout sous le régime de Habyalimana. C’est en effet sous ce régime qu’il s’investit dans la commercialisation des produits pétroliers. «Au début de l’année 1976, je discutai avec Gilles-Jean Fau mon projet d’acheter l’avoir social de la Texaco... Mon intention n’était pas de le remplacer, mais de m’établir comme entrepreneur indépendant dans n’importe quelle section d’import-export... Il contacta R. J. Suder qui vint me voir à Kigali. La première question qu’il me posa m’embarrassa sans me décontenancer: Je sais, dit-il, le montant net que je vous paie à fin du mois. Combien avez-vous pu épargner pour être en mesure d’acheter la Texaco Rwanda? Pas un franc, répondis-je. Mais j’ai des idées, si nous nous mettons d’accord sur le principe de la vente. Je me présenterai à une banque de la place, j’expliquerai mon plan d’action et je demanderai un financement. Il me donna accord de principe... Je contactai le gouverneur de la Banque nationale du Rwanda, Jean Berchmans Birara, ami et ancien du Collège du Saint-Esprit. Son engagement à m’aider était réel. Il m’introduisit auprès du Directeur général de la Banque commerciale... qui s’excusa avec un sourire froid et moqueur: ‹Nous avons reçu justement hier les instructions de la Banque nationale du Rwanda interdisant aux banques d’octroyer des crédits non couverts par des garanties!› » [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 160-161.]
Malgré ce refus, il persévéra. Il parvint à convaincre R. J. Suder pour qu’il signe avec lui deux contrats de vente séparés. Mais ce fut surtout le chantage qu’il développa autour du Directeur général de la Banque commerciale que celui-ci finit par revenir à sa décision et à octroyer le crédit demandé. «Je demandai un rendez-vous à la Banque commerciale pour faire comprendre que nous étions en train de considérer sérieusement les modalités pratiques pour travailler exclusivement avec la Banque de Kigali, dont les services étaient réputés meilleurs. Le Directeur général accepta le financement recherché...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 163.]
Le contrat d’achat de la TEXACO fut signé le 17 septembre 1976. La cérémonie de signature fut fêtée au champagne car elle constituait «l’aboutissement de mes efforts pour accéder à détenir la source du nerf de la guerre... une guerre prolongée où il faudra peut-être faire le mort, et jouer le chat qui dort, mais qui saura mordre là où il faut pour crever l’abcès dont souffrent les élites rwandaises, dès qu’elles sont installées aux commandes politiques du pays...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 164.]
Appelé à travailler dans un environnement qu’il qualifie d’«hostile», Kajeguhakwa fut ramené à «cultiver des relations d’intérêts avec les décideurs politiques...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 167.] Environnement hostile! Il écrit cependant à la page 167: «Depuis le coup d’état de 1973, la radio Rwanda avait cessé tout appel à la confrontation ethnique, et c’est à cette époque que les jeunes rwandais explosèrent en chantant, ethnies oubliées, les airs apolitiques, romantiques et poétiques...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 167.] Plus loin, il reconnaît l’espace de paix que la IIe République avait accordé aux Tutsis. [Kajeguhakwa, op. cit., p. 218.] N’est-ce pas là une contradiction? Ces propos contredisent également l’affirmation suivante: «l’enseignement de l’idéologie hutiste resta entier dans les écoles. Les théories du Parmehutu étaient maintenues...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 154.]
Sous le régime Habyalimana, le «nerf de la guerre» se renforça plutôt; ses entreprises prospérèrent et se multiplièrent. La TEXACO, devenue Entreprise Rwandaise des Pétroles (ERP), se développa au point qu’en 1983, elle «était devenue la plus importante dans le secteur pétrolier, disposant d’un vaste réseau d’une vingtaine de stations-service, dans un pays d’une superficie de 26000 kilomètres carrés. Elles vendaient plus de la moitié des produits pétroliers importés dans le pays...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 195.] Sous ledit régime, Kajeguhakwa créa des entreprises satellites à celle-ci au Rwanda au Burundi. Parmi ces dernières, on pourrait citer la Banque Continentale Africaine au Rwanda (BACAR) dont il négocia la création avec l’ancienne Banque Continentale du Luxembourg qui ouvrit ses portes en 1983. Ses parts sociales s’élevaient à 40%. En 1984, il mit sur pied une compagnie de transport international (CORWACO) «en investissant plus de deux millions de dollars. Des branches furent installées à Kampala, Nairobi, Mombasa et Dar-es-Salaam. Et à tous les bureaux douaniers installés aux postes frontaliers entre le Rwanda et l’Ouganda, l’Ouganda et le Kenya, et entre la Tanzanie et le Rwanda. Autrement dit, aux postes frontaliers de Gatuna et Kagitumba, côté ougandais, à Eldoret et à Malaba, côté kenyan, et enfin à Rusumo, côté tanzanien. Ce vaste réseau au cœur de l’Afrique orientale allait servir grandement dans les événements qui étaient en gestation...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 199.] Au Burundi, la COBUCO ne fut pas prospère à cause de l’ingérence des autorités dans la gestion de l’entreprise.
A l’aide de ces entreprises, il tissa un réseau d’informateurs qui quadrilla pratiquement toute la région des Grands Lacs africains. «A travers le réseau de la CORWACO à Kampala, Nairobi, Mombasa, Dar-es-Salaam et les bureaux de la COBUCO à Bujumbura, sans parler de mes informateurs à Goma au Zaïre, je pouvais savoir de façon générale ce qui se passait au Rwanda, au Zaïre, en Ouganda et en Tanzanie. Le nerf de la guerre produisait déjà ses fruits.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 206.] De fait, ce réseau d’informateurs lui fut d’une grande utilité lorsqu’il vivait retranché dans la propriété de sa famille sise à Gisenyi. Voici comment le réseau était organisé: «Je vivais isolé des cancans et des rumeurs foisonnants dans les milieux privilégiés de la capitale et des chefs-lieux de préfectures. J’avais veillé à disposer d’un réseau d’informateurs civils et militaires efficace, dont un commandant employé à l’Etat-major de l’armée. Il me faisait une analyse extraordinaire de la haute direction de l’armée et de la gendarmerie, ses programmes immédiats et lointains. Il me renseignait sur le comportement de ses supérieurs, leurs alliances, leurs querelles, leurs dernières positions sur l’équilibre ethnique et régional, sur les problèmes des réfugiés rwandais, sur le mouvement politique et militaire de Museveni, sur les problèmes du Burundi, l’impact politico-militaire de l’assistance militaire étrangère, etc. Les civils me rapportaient l’état d’esprit des fonctionnaires, des étudiants, des commerçants, des événements importants dans les préfectures et les communes. Ces braves collaborateurs étaient tous hutu et payés par le réseau de mes stations-service, sur un budget séparé, arrêté au commencement de chaque exercice. Ils étaient placés à l’armée et à la gendarmerie, aux ministères, dans les principales entreprises publiques et privées, à la Banque nationale du Rwanda, dans les paroisses, aux marché de Kigali, de Butare, de Ruhengeri et de Gisenyi, à l’université de Butare et à Nyakinama, dans les prisons de Gisenyi et de Ruhengeri...» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 202-203.]
Au sein de l’Eglise catholique, le recrutement des collaborateurs était fait par l’Abbé Ntagara. «Je demandai à l’Abbé Ntagara de recruter des partisans parmi ses confrères... Il devait mobiliser les Hutu et les Tutsi pour en faire l’avant-garde d’un combat pour la résurrection de la nation... Je mis en place un petit budget destiné à faciliter les déplacements ponctuels de l’Abbé à travers le pays. Au bout de quelques mois, il avait des candidats dans tous les diocèses... à l’exception de Cyangugu qu’il n’avait pas encore pu visiter. Nous nous étions accordés sur le principe que mon nom devait rester dans l’anonymat...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 218.]
Ce fut sous le régime Habyarimana qu’il réalisa un autre rêve, à savoir celui d’entrer en contact avec la classe dirigeante. Il fréquenta la famille présidentielle dont il devint d’ailleurs familier, à en croire quelques passages de son livre. Il situe la première rencontre avec le président Habyalimana en 1978. Il le dit en ces termes: «Le président Habyarimana demanda au gouverneur Birara d’inviter chez lui les commerçants rwandais les plus prospères. Et c’est ainsi que je fis connaissance du président. Un peu plus tard, il m’invita en compagnie de Birara, puis de son beau-frère Séraphin Rwabukumba. Il était nimbé de sa victoire électorale du 24 décembre 1978, où il avait obtenu du peuple 98,99% des suffrages...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 171.] Dès l’année 1978, ses «relations» avec la famille présidentielle démarrèrent et se développèrent si bien que certaines fois il était même sollicité à jouer les bons offices lorsque les querelles familiales éclataient, comme en témoigne le passage suivant: «Séraphin Rwabukumba travaillait à la Banque nationale du Rwanda et Birara était son patron. Il me demanda un jour si je pouvais être juge dans le différend qui opposait son patron à son beau-frère depuis les événements de 1980... Il fut décidé de nous rencontrer à Gisenyi, à la résidence du président au bord du lac Kivu...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 190.]
Outre des visites, il avait des entrées presque libres auprès du Président Habyalimana lorsqu’il voulait obtenir des informations sur un quelconque problème politique. Ce fut le cas lors des événements sanglants de Ntega et Marangara au Burundi. «Pendant ces événements tragiques, je demandai un rendez-vous au président Habyarimana, qui me reçut à sa résidence de Kanombe. Je voulais m’enquérir de ce qui se passait chez le voisin, sachant l’impact des violences au Burundi sur la tranquillité des Batutsi du Rwanda... Interrogé sur l’événement, le président s’excita comme je ne l’avais jamais vu... Comme je demeurai silencieux, il se leva brusquement, fit quelques pas, se saisit vivement de l’appareil téléphonique, et m’appela tout près de lui, en s’écriant: ‹Venez entendre, je vais appeler le président Buyoya.› Je me tins debout à côté de lui. Il appela sans succès le numéro direct du président burundais, puis se fit aider par le ministre Ngarukiyintwali à qui il ordonna au téléphone de tout faire pour le mettre en contact avec le président du Burundi. Effectivement le président Buyoya téléphona immédiatement et j’eus l’occasion de sonder la psychologie des deux présidents, rwandais agité par la feinte d’une douleur imaginaire et burundais fort préoccupé par les réalités de la situation où se trouvait son pays.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 205.] Ce passage est en contradiction avec celui de la page 172 où il affirme que Habyarimana ne parlait pas politique en sa présence. Ce qui s’est dit lors de cette conversation téléphonique entre les Présidents Habyarimana et Buyoya n’était ni de la chimie ni de la mathématique; c’était bel et bien de la politique!
Ces «relations» avec les autorités de la IIe République ainsi que «l’espace de paix» qu’elles s’efforcèrent d’entretenir lui permirent d’avancer dans son plan qu’était, écrit-il, «la résurrection de la nation», en détruisant «l’idéologie hutiste» du MDR Parmehutu et la IIe République qu’il accusait de la maintenir. Nous nous demandons si «l’idéologie hutiste» que Kajeguhakwa attribue à la IIe République n’est pas à relativiser si on considère, d’une part ses propres propos aux pages 167 et 218 relevés plus haut et, d’autre part, si on se réfère au tableau suivant:
Ethnie |
U.N.R |
Grand séminaire |
IAMSEA |
UAAC |
ESGI |
ISCPA |
ISFP |
Total |
Hutu |
0,99 |
0,65 |
0,64 |
0,83 |
0,98 |
0,81 |
1,00 |
0,95 |
Tutsi |
1,19 |
3,53 |
4,20 |
2,55 |
1,24 |
2,68 |
1,07 |
1,48 |
Twa |
0,11 |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
|
Naturalisés(...) |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
Tableau n° 2: Disparités scolaires, selon l’ethnie, dans l’enseignement supérieur, en 1987-1988.
[Source: Eustache Munyentwari, La politique d’équilibre dans l’enseignement in F. X. Bangamwabo et alii, Les relations interethniques au Rwanda à la lumière de l’agression d’octobre 1990. Genèse, soubassements et perspectives. Editions Universitaires du Rwanda, Ruhengeri, 1991, p. 304.]
Ces «relations» n’étaient donc pas une finalité; d’ailleurs il les qualifie lui-même des «relations d’intérêts». C’est pourquoi il les entretenait tout en gardant à l’esprit son plan de destruction. C’est dans cet ordre d’idées qu’il note: «En 1987, je m’étais rendu à Kampala essentiellement pour discuter avec quelques officiers ruandais de l’armée ougandaise... A Kampala je rencontrai le Dr Peter Bayingana qui était major dans l’armée ougandaise. A la fin de notre conversation, j’eus la plus grande consolation de ma vie: une génération était là, visible, palpable, avec qui enfin je partageais les idéaux auxquels je croyais depuis les années 60.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 219.] Il fit le même constat après la rencontre avec Paul Kagame: «Je rencontrai Paul Kagame à Francfort en Allemagne où un rendez-vous avait été préparé dans un langage codé. J’y arrivai le 30 mars 1990 et notre rencontre eut lieu le 31 mars 1990 à 9 heures du matin à l’hôtel Frankfurt Intercontinental. A la fin de la conversation avec Paul Kagame, j’eus la sensation qu’une génération nouvelle partageait avec moi le poids qui pesait sur mes épaules depuis 1965. Je ne doutai plus que des mains plus jeunes et plus dissuasives pourraient me relayer et redéfinir dans la même philosophie que la mienne l’avenir de la nation. Je n’écartais plus la possibilité de servir dans une organisation dont je n’assumerais plus directement la direction.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 220.]
VI. De la «guerre d’octobre»
Vers juin 1990, le «tissage du nerf de la guerre» était terminé, le réseau d’informateurs était déjà en place et le recrutement des collaborateurs battait son plein. La médiatisation des idées de Kajeguhakwa était également assurée, notamment à travers le journal Kanguka qu’il avait fondé et au moyen des interviews qu’il faisait passer dans d’autres journaux comme Kinyamateka. Au fait, vers cette période, il avait rassemblé toutes les conditions pour passer à l’étape finale de son plan, à savoir le démantèlement du régime. Il procéda d’abord par ce qu’il appelle «faire trembler le président Habyalimana». Car il pensait que les régimes comme celui de Habyarimana (du moins comme il se présentait en 1990), «tiennent toujours grâce à un seul homme, le roi ou le président, qui tire les ficelles de la vie politique, économique et même religieuse du pays et porte sur ses épaules toutes les responsabilités de l’état... Il suffit alors de secouer les épaules porteuses de l’homme qui s’est fait dieu pour que la douleur traverse son organisme et l’organisme de ses pions et, en cascade, l’organisme des pions de ces pions…» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 253.]
Ensuite vint la préparation militaire qui se déroulait dans sa maison à Gisenyi. C’était, note-t-il, «pour faire accréditer la prophétie et entretenir la peur du président en affichant à la vue des passants et des militaires placés à notre garde, une intense activité guerrière à l’intérieur de ma résidence.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 256.] Voici comment il présente son organisation militaire: «Plusieurs jeunes gens que j’avais aidés ou dont j’avais aidé les parents durant ma vie professionnelle s’étaient présentés pour être à mes côtés au cours de cette épreuve. Quelques-uns venaient juste de rentrer de la guerre de libération conduite par Museveni et gagnée en 1986. Ils allaient constituer une milice à l’intérieur de la parcelle. J’achetai les armes à feu qu’il fut facile aux guérilleros de faire traverser la frontière et d’introduire clandestinement dans mon domicile par pièces détachées. Le nombre des miliciens et le service logistique atteignaient la trentaine. Les trente pensionnaires subissaient un entraînement tous les soirs, de 19 à 21 heures, qui se faisaient dans un vacarme assourdissant, accompagné de chansons patriotiques des mouvements de libération du Mozambique et de l’Ouganda. Après le souper du soir, et le matin après le petit déjeuner, ils regagnaient les places qui leur avaient été assignées pour être bien vus, les armes à la main, par les passants et les militaires des alentours... Nous avions 15 Kalachnikov, 4 fal, 3 uzzi, des pistolets et une cinquantaine de grenades de toutes sortes...» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 256-257.]
Durant cette période qu’il qualifia lui-même de «troublée», Kajeguhakwa était en contact régulier avec Fred Rwigema et Paul Kagame qui ne cessaient de lui demander de quitter le pays. Il demanda aussi à Pasteur Bizimungu «de se joindre à des patriotes rwandais décidés à prendre les armes contre le régime» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 260.] Ce dernier finit par céder et c’est le 25 août 1990 que les deux hommes traversèrent la frontière rwando-congolaise à destination de Kampala, en Ouganda. C’est là, après les discussions avec Fred Rwigema, qu’ils prirent officiellement la décision d’être membres du Front Patriotique Rwandais (FPR).
«L’attaque du FPR contre le gouvernement rwandais se déclencha dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1990. Tous les jeunes gens venus de Gisenyi avec moi,... rejoignirent les combattants et partirent au soir du 30 septembre1990.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 269.] Pour échapper aux tentatives d’expulsion vers le Rwanda, note-t-il, il décida de quitter Kampala pour Londres avec «un passeport ougandais avec une identité différente.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 273.]
A Londres où il arriva en 1991, il continua la mobilisation politique tout en gardant le contact avec la direction politique et militaire: «Je m’étais mis en contact avec mes relations au Rwanda. C’est à partir de Londres que je me réconciliai avec Faustin Twagiramungu, qui devint mon principal interlocuteur au Rwanda de 1991 à 1992... Le deuxième interlocuteur fut Justin Mugenzi, dont la société Intraship Rwanda, qu’il partageait avec des hommes d’affaires suisses, collaborait avec CORWACO pour le transport des marchandises, à l’importation et à l’exportation... Le troisième homme fut Félicien Gatabazi... Jean Birara venait assez souvent à Bruxelles d’où il me téléphonait pour me donner des informations sur le régime de Kigali.» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 275-277.]
Dans l’entre-temps, «le FPR avait conquis un territoire viable et sa direction politique s’installait progressivement au Rwanda. C’est pourquoi je décidai de quitter la Grande-Bretagne pour gagner Mulindi, son nouveau quartier général... Je quittai l’Angleterre au mois d’août 1992. Arrivé à l’aéroport d’Entebbe, je passai sans problèmes devant les services d’immigration. Le problème surgit au service des douanes. J’avais quatre malles gigantesques, remplies pour la plus part de tenues militaires à destination de Mulindi. Le FPR fit jouer ses relations et je pus sortir cinq heures après avec tous mes bagages.» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 279-280.] Dès son retour de Londres en 1992, Kajeguhakwa trouva le FPR réorganisé: "la situation du FPR était de loin meilleure que je ne l’avais laissée en 1991 après la réorganisation militaire et politique du FPR, les succès n’avaient cessé d’augmenter, rendus possible par la formidable mobilisation de la communauté ruandaise solidaire de l’héroïsme de ses propres enfants.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 282.]
Kajeguhakwa constata qu’à l’intérieur du Rwanda, les partis nouvellement créés – le MRND (nouvelle formule), le MDR, le PSD, le PDC et le PL – s’agitaient. Ils signèrent un protocole d’entente le 7 avril 1992 pour participer au gouvernement de transition qui allait être investi 16 avril 1992 et dirigé par le Dr Dismas Nsengiyaremye. Ce gouvernement devait entre autres négocier la paix avec le FPR et ramener la paix à l’intérieur des frontières nationales.
Kajeguhakwa suivit de près les négociations de paix qui se déroulèrent à Arusha en Tanzanie. L’accord de paix entre le gouvernement rwandais et le FPR fut signé le 4 août 1993. Cet accord comprenait entre autres le protocole d’accord sur le partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement et d’un parlement de transition à base élargie. Dans la perspective de mettre en place ces institutions de transition, chaque parti dut désigner ses représentants. C’est ainsi que Kajeguhakwa fut désigné député du FPR. Lui et ses collègues députés ainsi que les ministres désignés du FPR «quittèrent Mulindi le 28 décembre 1993 (en direction de l’immeuble du CND, érigée dans la capitale du Rwanda, Kigali: NDLR) accompagnés d’une force de six cents soldats du FPR et d’un nombre important de la MINUAR...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 291.] Mais ces officiels du FPR n’ont pas résidé au CND. Prétextant les problèmes d’insécurité et le fait que le président Habyarimana sabotait la mise en place des institutions de transition, ils durent clandestinement retourner à Mulindi. Comment y vivaient-ils? Que faisaient-ils? «Je restai à Mulindi avec les autres membres du bureau politique du FPR aidant à définir les stratégies et les comportements politiques qui marqueraient le mouvement dans le Rwanda pluraliste de demain. Je logeais dans la même maison que Pasteur Bizimungu, Patrick Mazimpaka et Seth Sendashonga, non loin des habitations d’Alexis Kanyarengwe, président du FPR et Paul Kagame vice-président et chef du haut commandement militaire.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 295.] Le 6 avril 1994, le président Habyarimana est assassiné ainsi que son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira et leurs délégations respectives. Concernant cet attentat, au moment où une certaine opinion l’attribue au FPR, preuves à l’appui, il le rattache quant à lui à «un groupe d’irréductibles officiers à la retraite mais encore influents au sein de l’armée [FAR].» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 298.]
Après l’attentat, le FPR reprit les combats «contre les militaires, les gendarmes et les miliciens du MRND-CDR.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 298.] Les officiels du FPR désignés pour faire partie des institutions de transition «furent appelés à accomplir les tâches d’urgence, dont la plus importante était l’encadrement des populations...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 299.] C’est dans ce cadre que Kajeguhakwa fut «dépêché pour administrer l’ancienne sous-préfecture de Ngarama élargie à six communes.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 299.] Le 4 juillet 1994, les combattants du FPR pénétrèrent dans le centre de la capitale Kigali, presque vidée de sa population si bien que Kajeguhakwa se demandait de qui il allait être le représentant au sein du parlement. [Kajeguhakwa, op. cit., p. 301.] Dès les premiers jours de la mise en place l’Assemblée nationale dite de transition, la tâche des députés désignés par le FPR ne fut pas facile: «Climat de soupçon, manque de confiance, refus de débat de fond sur les problèmes dont souffre le pays, voilà l’atmosphère qui marque les relations entre les parlementaires hutu et tutsi au début du premier mandat de l’Assemblée nationale de transition...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 302.] En compagnie des ministres désignés également par le FPR, les députés se déplacèrent dans le pays à Ruhengeri et à Gisenyi. Objectif avoué de ce déplacement: mobiliser le peuple pour la paix.
Député désigné, Kajeguhakwa ne fut pas satisfait des résultats de ces délégations dont il faisait pourtant partie. «Non satisfait des résultats de ces contacts avec le Nord, j’organisai personnellement un séjour d’un mois en préfecture de Gisenyi, qui me permit de faire le tour de ses communes et de ses secteurs.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 302.] C’est au cours de ses déplacements qu’il se rendit compte de comment «les forces de l’ancien gouvernement génocidaire étaient en train de réduire à néant les efforts entamés pour pacifier et réconcilier la population.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 302.] Il ne tarda pas à monter une stratégie pour combattre ces forces.
Il commença par les espionner: «Entre 1995 et 1996, j’avais renoué avec mes connaissances de Gisenyi. Mais les membres de mon ancien réseau de renseignement avait quitté le pays, dispersé dans toutes les directions du Zaïre et même en Tanzanie. Trois parmi eux parvinrent à s’identifier au camp de Mugunga, et grâce à un contact commun à Goma, ils m’envoyaient des informations... Ce sont ceux qui m’apprirent que l’ancien commandant de la place de Gisenyi, le Major Bahufite... et son homologue de la gendarmerie, le capitaine Bizimana... opéraient dans la région. Suite aux nombreux renseignements qui me venaient de ce camp et grâce à d’autres informations de l’intérieur, je décidai de mettre sur pied une organisation chargée de suivre le phénomène de l’infiltration... Je baptisai mon organisation: ‹Comités pour la pacification des secteurs› ...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 303.] Les membres «étaient recrutés parmi les paysans, les enseignants et les universitaires hutu dégoûtés de la guerre et de la conduite criminelle des responsables des réfugiés au Zaïre...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 304.]
Comment étaient organisés les comités de Kajeguhakwa? Il explique: «J’avais fait adopter notre programme d’action par les représentants des secteurs communaux que j’avais fait élire par la population dans chaque secteur des douze communes de Gisenyi. Je fus élu le président de l’organisation et me fit assister au niveau préfectoral par un coordinateur assisté de quatre coordinateurs régionaux pour le Bugoyi, le Ngororero, le Bushiru (Kabaya) et le Kanage. A leur tour, les régionaux se firent assister par des coordinateurs communaux, ceux-ci par les coordinateurs de secteurs qui se firent aider par les coordinateurs des cellules, eux-mêmes assistés par cinq membres dont les plus importants étaient le responsable de la sécurité et le secrétaire...Deux personnes originaires de Nyamyumba furent détachées et chargées spécialement de suivre l’activité criminelle sur l’île Wawu.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 315.]
VII. «L’Oeil du peuple» et l’APR à l’assaut des «infiltrés»
Avec le retour forcé au Rwanda des réfugiés vers fin novembre 1996, ces «Comités pour la pacification des secteurs» de Kajeguhakwa passèrent «de simple organe mobilisateur pour la paix, à une véritable structure de combat... et prirent dès lors le nom plus dissuasif de l’Oeil du peuple qui opéra d’abord dans la préfecture de Gisenyi et plus tard dans la province du Nord-Kivu.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 315.] La raison avouée de cette métamorphose en milice était que les réfugiés étaient rentrés avec «de nombreux éléments des milices et des anciennes forces gouvernementales laissant derrière elles leur commandement et le gros de la troupe en fuite vers Masisi et plus loin encore dans les hautes montagnes du Sud-Kivu.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 315.]
Comment cette milice de Kajeguhakwa travaille-t-elle? Partout où les infiltrés étaient signalés, «l’Oeil du peuple» était présent, «éclairant courageusement l’armée gouvernementale... En juillet, août, septembre et surtout octobre 1997, les combattants de l’Oeil du peuple se distinguèrent par leur patriotisme et leur courage. Ainsi, on les voyait le jour avec l’ennemi et la nuit avec l’APR, dans les offensives contre les rebelles... Grâce à leurs précieux renseignements, la ville de Gisenyi fut sauvée de la destruction planifiée par les troupes génocidaires. Ces troupes s’étaient rassemblées secrètement dans la commune Kanama, et regroupaient un millier de rebelles fortement armés, venus de Mutura, Rwerere, Rubavu, Nkuli et Gishwati, prêts à fondre massivement sur la ville. Renseignée par l’Oeil du peuple, l’armée gouvernementale les attaqua le 24 octobre 1997 et les défit après de rudes combats qui durèrent quatre jours.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 316.] Durant les attaques du mois de décembre dans la région du Bugoyi, l’espionnage de l’Oeil du peuple continua: «Le 2 décembre 1997, Rwerere est attaqué. Les responsables de la commune purent s’échapper quelques heures avant grâce à l’Oeil du peuple, dont les membres avaient profondément noyauté les rangs génocidaires.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 318.]
Au cours de l’année 1998, les actions des infiltrés s’intensifièrent. Cette «année débuta avec l’implantation dans certaines communes surtout celles de Rwerere, d’unités de commandements mobiles des troupes des infiltrées, coopérant avec d’importantes couches de la populations en préfectures de Gisenyi et de Ruhengeri. C’est pourquoi l’organisation trouva nécessaire d’élargir son réseau au de là de la frontière avec le Zaïre, étant donné que le quartier général et le gros de l’armée génocidaire opéraient à partir de ce pays... La vie se serait complètement arrêtée au Nord du pays, si les forces de l’APR n’avaient pas sérieusement encadré les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi et si mon organisation n’avait pas pris ses responsabilités. Au cours de l’année 1998, je dus étendre secrètement ses branches dans les zones administratives du Nord-Kivu au Zaïre, ayant constaté que les opérations d’infiltrations se préparaient à partir de là. C’est ainsi qu’elle s’installa dans les entités administratives suivantes:
a. Zone Nyiragongo (Munigi, Kibati, Rushayu, Muza, Buhumba, Kibumba).
b. Zone Rutshuru (Rugali, Rumangabo, Jomba, Ntamugenga, Kiwanja, Kisharu, Nyamirima, Nyakakoma, Bunagana...).
c. Zone Masisi (Gitovu, Ngungu, Tongo, Bibwe, Matanda, Kibabi, Gatoyi) Au Sud-Kivu, l’Oeil du peuple s’installa dans les territoires de Buzi, Bweramana, particulièrement à Kiroche et Minova...» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 305-306.] Dans toutes ces zones, l’espionnage de Kajeguhakwa porta également ses fruits. Ainsi, «les membres de l’Oeil du peuple œuvrant au Congo découvrirent l’imprimerie installée par les leaders du mouvement insurrectionnel qui éditaient deux journaux clandestins Umucunguzi (‹Le libérateur›) et Bazumvaryali (‹Quand prêteront-ils leur attention›). L’Oeil du peuple avait pu identifier le dirigeant de l’imprimerie, appelé Mushekuru, et ses principaux patrons le général Major Augustin Bizimungu, le général de brigade Gratien Kabiligi et le major Rudacumura (tous trois de l’ex-armée rwandaise )... La vigilance de l’Oeil du peuple installée au Congo empêcha l’attaque contre Goma planifiée par la coalition des anciennes forces armées de Habyarimana et de Mobutu... Le 13 septembre 1998, un membre de l’Oeil du peuple infiltré dans la hiérarchie des troupes génocidaires, envoya un message urgent signalant l’attaque de 1500 rebelles prévue pour le lendemain contre la ville de Goma, sous le commandement du major Haguma, de l’ancienne armée rwandaise...» [Kajeguhakwa, op. cit., pp. 332-333.]
Plusieurs de ces collaborateurs ont perdu la vie dans les combats surtout ceux qui se déroulèrent dans la commune Ramba, le 9 décembre 1997 «A ce jour, les victimes de ces criminels y compris les membres de l’Oeil du peuple, se comptaient déjà par milliers.» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 318.] A propos de l’identité des combattants de son organisation, il note: "Pour raisons de sécurité je ne citerai pas les noms, ni de ceux qui sont tombés victimes de leur devoir patriotes (ils sont très nombreux), ni de ceux qui sont toujours en vie car ils sont encore en service. J’en ai gardé la liste, qui sortira en temps opportun...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 318.]
Parlant des responsables de la rébellion anti-APR, Kajeguhakwa écrit: «Le mouvement rebelle génocidaire avait été créé par les fondateurs d’un parti politique formé à l’étranger par les anciens dignitaires politiques et militaires rwandais vaincus en 1994. Leur parti s’appelait le Ressemblement pour le retour Démocratie au Rwanda (RDR) et le nom donné à leur armée était le Peuple Armé pour la Libération du Rwanda (PALIR) qui deviendra ALIR...» [Kajeguhakwa, op. cit., p. 336.]
De ce qui précède, constatons entre autres que «l’Oeil du peuple» de Kajeguhakwa a participé dans les combats aux côtés de l’APR contre les «infiltrés» de 1994 à 1998. Ceci permet de déduire la co-responsabilité de cette milice de Kajeguhakwa dans les crimes dont l’APR est accusée. Ces crimes sont nombreux, si on en croit le Rapport d’Amnesty International du 25 septembre 1997: «Des milliers de civils non armés ont été tués lors d’opérations de ratissage menées par l’APR à la suite d’attaques attribuées à des groupes d’opposition armés ou d’affrontements entre soldats de l’APR et infiltrés. Pendant ses opérations militaires, qui ont parfois lieu quelques heures après l’attaque et parfois au cours des jours suivants, l’armée commet souvent des homicides... La grande majorité de ceux qui ont été tués lors de ces opérations étaient des civils non armés qui ne participaient pas au conflit et ne représentaient aucune menace – par exemple des hommes et des femmes âgés, ou de jeunes enfants, qui ont été tués chez eux ou bien à l’extérieur, dans un endroit où les soldats les avaient rassemblés...Ce sont dans les préfectures de Ruhengeri et de Gisenyi qu’ont été recensées le plus grand nombre d’exécutions... C’est ainsi que le 4 janvier 1997, au moins 55 personnes auraient été tuées par des soldats de l’APR dans la commune de Nkumba, préfecture de Ruhengeri... Le 20 janvier 1997, lors d’une opération de ratissage menée dans la commune de Nyamugari (préfecture de Ruhengeri), des soldats de l’APR auraient rassemblé des habitants qui n’étaient pas armés, et tué 28 d’entre eux. Vingt-quatre auraient été tués après que les soldats de l’APR eurent faits entrer dans un bâtiment et y eurent jeté une grenade... Entre le 9 et le 11 mai 1997, au moins 1430 civils auraient été tués par l’APR dans les secteurs de Ryinyo, de Kintobo, de Gatore, de Gatovu, de Rukoma, de Gitwa, de Runigi et de Mukamira situés dans la commune de Nkuli (préfecture de Ruhengeri)... À peu près à la même époque, 423 personnes auraient été tuées dans la commune de Nyamutera; 123 d’entre elles auraient été brûlées vives dans leur maison délibérément incendiée.... Un grand nombre de civils non armés ont été tués dans des églises. C’est ainsi que le 8 juin 1997... à Birunga, des membres des forces gouvernementales auraient tué au moins 120 personnes dans une église protestante de la cellule de Cyamabuye, commune de Karago (préfecture de Gisenyi)... Deux autres attaques contre des églises ont également été signalées: l’une en juin 1997 contre une église adventiste du secteur de Mwiyanike (commune de Karago, préfecture de Gisenyi), au cours de laquelle un grand nombre de personnes auraient été tuées par des soldats, et l’autre le 3 juin 1997, qui se serait soldée par la mort d’au moins 75 personnes, tuées dans une église du secteur de Gitera, dans la commune de Nkumba (préfecture de Ruhengeri)...»
Les faits et gestes se rapportant à la tranche de l’histoire immédiate du Rwanda allant de 1994 à 1998 tels que présentés par Kajeguhakwa dans son livre et relevés plus haut permettent de mesurer son rôle dans les événements qui ont endeuillé le Rwanda durant cette période. D’autres faits et gestes présentés par Kajeguhakwa et se rapportant à d’autres tranches de l’histoire du Rwanda et auxquelles il a activement participé remplissent la même fonction. Outre que son ouvrage nous informe sur ces faits et gestes, il faut noter qu’il a le mérite d’avoir mis en exergue les grands moments de l’histoire socio-politique du Rwanda à savoir: l’époque pré-coloniale, l’époque coloniale, l’époque de la Ière République, l’époque de la IIe République, l’époque du régime FPR, jusqu’en 2001, année de publication de l’ouvrage.
Conclusion
Nous nous sommes efforcé de relever quelques éléments qui ont été omis par Kajeguhakwa. Notre relevé n’est pas exhaustif. Beaucoup d’autres éléments se rapportant aux grands moments de l’histoire nationale restent encore à identifier et à analyser. C’est la recherche et l’analyse objectives de tous les éléments dont dépend l’avenir de la société rwandaise. La haine, la violence, le mensonge, la trahison, la perfidie, l’opportunisme et l’injustice qui ont de tout temps eu droit de cité au Pays des Mille Collines constituent l’abcès à écraser si l’on veut construire une société moderne orientée vers la survie et non l’autodestruction de peuple rwandais.
Il faut que les Rwandais cesse leur démarche démagogique et politicienne. Cette étape ne pourra pas être atteinte tant que la vérité sur les moments-clés de l’évolution socio-politique du Rwanda n’a pas encore éclaté au grand jour. La recherche de la vérité passe obligatoirement par l’inventaire objectif des rôles de tous les acteurs politico-militaires dans les événements ayant caractérisé tel ou tel autre moment-clé. A défaut de cet inventaire, des manipulations tous azimuts continueront à miner le dialogue inter-rwandais (DIR) que réclame aujourd’hui plus d’un. S’il devait un jour avoir lieu, ce dialogue devrait inscrire ce point à son ordre du jour. Car, aussi longtemps que les Rwandais ne se seront pas encore dits la vérité sur les motifs de la haine qui les ronge et les pousse à s’entretuer, aussi longtemps qu’ils n’ont pas encore définit leur contentieux et établit les principaux protagonistes, aussi longtemps qu’ils ne se seront pas réconciliés avec leur propre histoire, les chances d’une cohabitation pacifique et durable resteront toujours illusoires. Dès lors le DIR, auquel devrait être associé toutes les forces vives de la nation et où ces différents points pourraient être discutés, s’impose comme une nécessité. En outre, il pourrait constituer une occasion pour les Rwandais de définir un mode de gouvernance dans lequel les intérêts de tout un chacun se trouveraient sauvegardés et partant lancer les bases d’une paix durable dans leur pays et dans la sous-région.
Dr phil. Innocent Nsengimana