Entretien avec Ngurumbe Aloys (sur l’origine du terme « Inyenzi »)

(«Twaganiriye na Muzehe Ngurumbe Aloys» par Rangira et Kalinganire, Kanguka n°52, 5ème année, 12 février 1992, traduit du kinyarwanda par Eugène Shimamungu)

 

La plupart d’entre vous connaissent le vieux Aloys NGURUMBE qui a passé dix ans et deux mois en prison. On dit beaucoup de choses à son propos. Pour les uns, c’est le père du Général RWIGEMA, pour les autres, c’est le père de KAYITARE… On lui prête des déclarations, NGURUMBE a dit ceci, il a dit cela. Tous ceux qui sortent du lieu-dit «1930» parlent de Mr NGURUMBE. Il y a des condamnés à la prison qui étaient malgré tout contents, curieux de rencontrer NGURUMBE dont on parle souvent.

 

Il a été libéré, il y a peu de temps, le 4/02/92. Nous sommes allés le voir à son domicile, nous nous sommes longtemps entretenus. Il nous a tout dit, nous lui avons même demandé s’il n’a pas peur d’avoir été un inyenzi. Cela pourrait être un prétexte pour certains d’engager contre lui des représailles. Seulement ce n’est même pas pour cette raison qu’il a été mis sous les verrous, au moment où il a été enlevé, les faits qui lui étaient reprochés avaient été amnistiés.

 

NGURUMBE Aloys, le personnage

Il s’est d’abord présenté : je m’appelle Aloys NGURUMBE, je suis de Byumba, commune MUVUMBA, je suis né en 1933, j’ai fait l’école primaire à Rwamagana, les études secondaires au Groupe Scolaire de BUTARE ex ASTRIDA. Je suis marié, j’ai cinq enfants (4 garçons et une fille). Tous vivent en OUGANDA à TORO de KASESE. J’ai fait l’école militaire en CHINE et au CUBA.

 

Inyenzi : «le combattant de la milice Ingangurarugo qui s’est donné comme objectif d’être le meilleur»

Comment le mouvement Inyenzi a débuté, quel était l’objectif? Ngurumbe Aloys nous a déclaré que c’est lui-même qui l’a fondé en 1961 à KIZINGA en OUGANDA. Il nous a dit que le mot Inyenzi est une abréviation qui signifie «le combattant de la milice Ingangurarugo qui s’est donné pour objectif d’être le meilleur». Nous trouvions que les mots «ingangurarugo yiyemeje kuba ingenzi» c’était trop long et nous les avons abrégés, c’est ainsi que quelqu’un d’entre nous a proposé d’adopter le mot INYENZI. C’est ainsi que le mot «INYENZI» a pris naissance. A ce moment là les Européens ne voulaient pas notre indépendance, ils voulaient exterminer les gens. Seuls KIGALI, KIBUNGO et BYUMBA étaient calmes, ailleurs c’était le carnage. On ne pouvait plus, nous a-t-il dit, attendre les dirigeants de l’UNAR, RWAGASANA et les autres qui étaient partis à l’ONU. Nous avons trouvé bon de mettre en place une résistance, une milice qui mettrait hors d’état de nuire ces malfaiteurs qui tuaient les gens injustement. Nous lui avons posé des questions à propos de la royauté, il a déclaré qu’ils ne se battaient pas pour la royauté, ils voulaient simplement que les choses changent, afin que toute injustice soit bannie.

 

A propos de la guerre des Inyenzi (1961-1968)

Nous lui avons demandé de nous raconter brièvement les péripéties de cette guerre des Inyenzi depuis le début en 1961 jusqu’à la fin en 1968. Ils ont commencé au nombre de 36 personnes, nous a-t-il dit. Avant la fondation de la milice Inyenzi, j’étais agronome, nous avons réuni une somme d’argent avec KAYITARE le fils de RUKEBA et nous avons acheté des armes à GOMA au ZAÏRE. Nous avons commencé avec 4 fusils, et nous sommes allés apprendre par nous mêmes à tirer dans la forêt. Quand nous avons fini de l’apprendre, nous avons commencé la guerre avec l’appui de la population à cause des malversations des Européens.

 

C’est le 11ème bataillon stationné à RUMANGABO qui est intervenu, ainsi que des paracommandos belges, basés à KAMINA. Nous avons commencé à GABIRO, nous y avons tué 9 Européens, nous leur avons confisqué 4 fusils, nous avons engagé une expédition à MUSHA, il y avait une Européen qui n’était pas bon du tout, nous l’avons liquidé, nous avons traversé la frontière vers KIRUNDO au BURUNDI. Nous lui avons demandé ce que faisaient les militaires rwandais, il répondit qu’ils (lui et sa troupe) ne recherchaient pas les militaires rwandais mais les malfaiteurs Européens, qui étaient dangereux pour eux. Nous avons continué notre chemin, dit-il, nous sommes passés par BUJUMBURA et par UVIRA au ZAÏRE, BUKAVU, GOMA, nous sommes allés dans les Volcans. Nous avons attaqué à KINIGI un Européen qui était dangereux, nous l’avons tué, nous nous sommes emparé de son véhicule.

 

Nous nous sommes répartis en groupes, chaque groupe devait avoir quelqu’un qui savait conduire, comme KAYITARE et MPAMBARA, nous avons pris le véhicule de l’Européen tué à KINIGI. Nous sommes partis à Rutongo, il y avait là bas un autre Européen, lui aussi a été tué, mais nous avons abandonné son véhicule. Nous sommes passés par KARURUMA, nous avons pris de l’essence à KIGALI, ensuite par MUSAMBIRA, GITARAMA, BUTARE, nous avons traversé l’AKANYARU, nous sommes rentrés à BUJUMBURA. En arrivant à BUJUMBURA près du Collège Saint Esprit, nous avons poussé le véhicule dans le ravin, et nous avons rejoint RUKEBA et les autres qui nous apprirent que nous étions recherchés. Ils nous donnèrent un autre véhicule (une camionnette) nous avons repris notre chemin par UVIRA, BUKAVU, GOMA et nous sommes entrés en OUGANDA.

 

Là aussi nous étions recherchés, nous avons fait garder le véhicule à NTUNGAMO, nous avons pris le bus et nous sommes allés en TANZANIE. En arrivant là-bas, nous avons été accueillis par des Rwandais et même des Tanzaniens de l’ethnie HAYA. Nous sommes repartis à GOMA chercher notre voiture IMPALA que nous avions laissé là-bas. Nous sommes revenus en passant par l’OUGANDA à MURONGO, et nous sommes rentrés à BUGENI chez le Roi RUHINDA qui avait une femme rwandaise. Nous lui avons dit que nous cherchions à nous rendre à BUKOBA pour téléphoner à des Rwandais qui se trouvaient à DAR-ES-SALAAM pour qu’ils nous envoient de l’argent.

 

C’était en 1962, nous sommes retournés au ZAÏRE en passant par la KAGERA, pour chercher d’autres armes. Nous avons trouvé là-bas KAYUMBA, le chef du BUMBOGO, nous lui avons exposé notre problème ; il y avait un avion belge qui, dans un accident, était tombé à MASISI, il était chargé d’armes pour la plupart de marque TUMSON, et nous les avons pris. A notre arrivée en TANZANIE, il y avait un recrutement pour aller faire des études dans les pays socialistes (CHINE, URSS, BULGARIE…)

 

KAYITARE s’est rendu tout de suite au BURUNDI, les autres sont restés en TANZANIE ; NUMA et MPAMBARA ont été extradés par la TANZANIE vers le RWANDA, ils ont été exécutés à RUHENGERI. Nous sommes partis en CHINE, je suis parti avec le Gérard RWIRANGIRA, William MUKURARINDA et Jacques BUNYENYEZI qui fut Colonel du temps d’IDI AMIN ; c’est le grand-frère du Major Chryss BUNYENYEZI, l’Inkotanyi dont vous entendez souvent parler. Nous sommes d’abord passés par DAR-ES-SALAAM, il y avait des ressortissants d’autres nationalités comme SAMORA MACHEL de MOZAMBIQUE, ceux d’AFRIQUE DU SUD et du SOUDAN.

 

En CHINE nous avons appris le maquis, ainsi que le commandement. Pendant la journée nous apprenions la théorie, pendant la nuit nous faisions la pratique. Vers la fin de 1964, nous sommes tous revenus à BUJUMBURA, c’est là que nous avions reçu l’asile. Nous avons retrouvé KAYITARE et beaucoup d’autres dans la forêt de GATARE à KIRUNDO. A ce moment là, la guerre de MULELE avait commencé au ZAÏRE, et nous avons décidé de leur donner un coup de main parce que nous avions des gens formés, tandis qu’ils nous fourniraient des armes en retour et nous frayeraient le chemin. Nous sommes allés combattre à la bataille dite de «CHEKBALA». Ceux de CUBA nous sont venus au secours, tandis que la TANZANIE apportait des armes par KIGOMA et nous les transportions à dos au ZAÏRE.

 

A un moment donné nous sommes remontés par la RUSIZI et CIBITOKE, et nous avons formé notre base dans la forêt de NYUNGWE. Nous attaquions BWEYEYE et NSHIRI, à partir de NYUNGWE, nous y avons passé deux ans (66-68). Nous étions 1200 hommes, lourdement armés avec des CANON, MORTIER, MITRAILLEUSE et autres armes lourdes. Entre-temps, je suis parti faire des études à CUBA en 66, j’y ai passé 6 mois.

 

Nous lui avons demandé quel grade il avait à ce moment là ; il nous a dit que le Commandant en chef était MAYANI SEBYATSI, tandis que lui était chargé de coordonner les actions militaires et les mettre en phase avec le parti F.L.R. (Front de Libération Rwandaise).

A propos de l’attaque des Inyenzi qui a été stoppée à KANZENZE, il nous a dit qu’il était parti aux études en CHINE, ceux qui ont attaqué étaient dirigés par KAYITARE et son père RUKEBA. C’était en décembre 1963.

Nous lui avons posé la questions à propos de KANYARENGWE, qui aurait été rasé à l’aide de tessons de bouteilles, ou tiré par terre par une jeep, ils nous répondu que les Inyenzi n’ont jamais pris KANYARENGWE.

 

Il s’est battu sur plusieurs fronts

Nous lui avons demandé quels sont les pays dans lesquels il a combattu, il a répondu que c’est le ZAÏRE, le MOZAMBIQUE et le RWANDA. Il nous a dit qu’au MOZAMBIQUE, il s’est battu pour SAMORA MACHEL dont il était un grand ami : MUSEVENI et RWIGEMA ont combattu dans cette guerre, étiez-vous ensemble, avons-nous demandé? Ils nous répondit que ceux-là sont arrivés après son départ. Nous lui avons demandé s’il n’avait pas d’enfant parmi les INKOTANYI, il nous dit qu’après dix ans de prison, il n’était pas renseigné sur les INKOTANYI, qu’on lui prêtait beaucoup de choses, que certains disent que RWIGEMA est son fils, ou que KAYITARE serait son fils, tout cela ajoute-t-il, c’est des mensonges.

 

Il a été enlevé à Goma et condamné à perpétuité

Il nous a raconté comment il a été kidnappé au ZAÏRE en 1981. Il était parti d’OUGANDA pour le ZAÏRE afin de chercher un terrain, parce qu’en OUGANDA, OBOTE les pourchassait. Arrivé au ZAÏRE, il a été livré par le nommé NGATA chargé des renseignements à GOMA sur instigation de Joseph HABIYAMBERE (Préfet de GIKONGORO). Celui-ci était chargé des renseignements, il avait remplacé RIZINDE. Il a payé 1.000.000 de francs rwandais, c’est ainsi que j’ai été kidnappé et conduit à RUHENGERI. Gaëtan KAYITABA qui était chargé des renseignements au ZAÏRE, a suivi mes traces parce que certains disaient qu’on m’avait tué. En demandant au Directeur de la prison de RUHENGERI, SUKIRANYA, que je lui sois montré, il a refusé. Il a dit cependant que j’étais encore en vie, j’étais alors détenu dans un cachot spécial. KAMPALA a demandé que je sois libéré, mais ce fut sans succès.

 

J’ai été maltraité, j’ai été torturé à l’électricité pour que j’avoue la préparation d’un attentat contre HABYARIMANA au moment de l’inauguration des projets. J’ai contesté, c’était des mensonges, on a continué à me torturer, j’ai nié. On disait également que je préparais des attentats contre les hauts responsables de GISENYI. J’ai comparu en 1984 après quatre ans de préventive. Lorsqu’ils ont constaté qu’ils n’avaient pas de charge contre moi, le procès a été ajourné, j’ai ensuite comparu en 1985. A ce moment là, on m’a dit que les charges retenues contre moi étaient contenues dans un rapport fait par les services de renseignements. J’ai demandé que le rapport me sois lu, le Président de la Cour, Simon, dit que ce n’était pas possible. J’ai aussitôt rétorqué que je ne pouvais pas répondre pour des charges que je ne connaissais pas. Certains dans l’auditoire ont applaudi la façon dont je me défendais. Je fus condamné à perpétuité. La peine n’a jamais été commuée, la grâce allait aux autres pas à moi ; la Croix Rouge suivait mon dossier, et même MUSEVENI a demandé que je sois libéré, sans succès ; le Président du MOZAMBIQUE, Joachim CHISANO qui était aussi mon ami, en visite au Rwanda, a demandé ma libération pour que je parte avec lui, sans résultat. Depuis lors, je me suis découragé, je suis resté là en pensant que j’allais finir ma vie en prison.

 

Et puis l’amnistie est tombée

Il n’y a pas longtemps l’amnistie est tombée et cette fois-ci on a pensé que je devais en bénéficier ; on a cherché à m’exiler, je leur ai dit que je suis Rwandais, que je dois habiter ici, que je ne savais pas où ils voulaient m’exiler. Je leur ai dit que s’ils ne voulaient pas que je m’installe ici, qu’ils pouvaient me laisser aller à BUJUMBURA ou à KAMPALA. Ils ont accepté que je reste ici ; on m’a envoyé chez le Bourgmestre de Kicukiro pour chercher les papiers. Je viens de passer 10 ans et deux mois en prison.

 

Je suis vieux, dit-il, je ne ferai pas de politique

Nous lui avons demandé ce qu’il pensait faire dans les jours à venir. Il nous a dit qu’il ne veut pas faire de la politique à cause de son âge, c’est pour les jeunes, a-t-il ajouté. Il allait chercher du travail dans les entreprises, s’il n’en trouvait pas, il allait travailler pour lui-même. Il a des choses à vendre, sa femme possède beaucoup de biens, deux véhicules, et ses enfants sont autonomes. Nous lui avons enfin posé la question de savoir quel événement l’a le plus enchanté au cours de toutes ces guerres pendant qu’il était au front. Il nous a répondu que rien, on se bat parce qu’on se trouve dans une impasse, personne ne s’en réjouit. Quand on tue, on ne peut être content parce que la victime est un frère, c’est un homme comme vous.

 

Voilà ce dont nous avons causé avec Mr NGURUMBE Aloys, c’est un vieux qui a encore des forces.

Nous espérons que les curiosités ont été satisfaites. Nous reprendrons ce sujet avec lui, il connaît beaucoup de choses que nous avons envie de savoir. C’est un homme qui a été marqué par les événements, c’est un vieux qui a beaucoup d’intelligence avec des idées nouvelles, même s’il a passé dix ans en prison.