Un procès salutaire
LE MONDE
du 22.11.06
Dans
l'ordonnance du juge français Jean-Louis Bruguière sur l'attentat du 6 avril
1994 à Kigali, il faut distinguer deux éléments. Il y a, d'une part, l'enquête
sur le tir de missile contre l'avion du président rwandais Juvénal
Habyarimana. Cet événement, après quatre années de guerre entre l'armée
rwandaise (hutue) et le Front patriotique rwandais (FPR, tutsi) commandé par
Paul Kagamé, chef des rebelles venus d'Ouganda, marqua le déclenchement du
génocide des Tutsis rwandais et le début de l'offensive victorieuse qui mena
le FPR au pouvoir à Kigali. Cette enquête est étayée par des témoignages
précis, y compris d'anciens compagnons d'armes de Kagamé, sur des réunions de
préparation de l'attentat, sur l'arrivée au Rwanda des deux missiles sol-air,
sur un message victorieux adressé à Kagamé une fois l'opération réussie.
Il y a,
d'autre part, l'analyse que le juge Bruguière fait des intentions de Paul
Kagamé. Il serait coupable, selon lui, d'avoir planifié l'attentat pour
"parvenir à ses fins politiques", c'est-à-dire pour gagner la guerre et
conquérir le pouvoir. Qu'un chef militaire, si Kagamé est le coupable, tue, en
temps de guerre, le chef de ses ennemis ne surprendra personne. Plus grave :
le juge pense que le chef rebelle tutsi aurait commandité l'attentat en
sachant que sa victoire militaire serait "au prix du massacre des Tutsis
dits "de l'intérieur'' ", c'est-à-dire du génocide. Le juge épouse ainsi
une thèse où Kagamé serait le "diable noir" du Rwanda, le coupable de
tous les maux du pays des Mille Collines, y compris du génocide de sa propre
communauté. Une thèse défendue en son temps par François Mitterrand, par des
diplomates et militaires français pro-hutus, et encore récemment par le
journaliste Pierre Péan jusqu'à l'extrême, jusqu'à nier le génocide.
Sur
l'enquête comme sur l'analyse, il n'y a que deux moyens d'avancer. La première
serait que l'instruction aboutisse à un procès en France, ce qui est fort peu
probable, les accusés étant à l'abri au Rwanda. La seconde serait que le
Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) se saisisse enfin de
l'affaire. Ses procureurs ont toujours évité de s'intéresser à l'attentat
déclencheur du génocide. Les procès du TPIR se tiennent en n'évoquant qu'une
"chute de l'avion".
Or le
tribunal de l'ONU a pour mandat de s'intéresser non seulement au génocide des
Tutsis, mais à tous les crimes de guerre commis au Rwanda à l'époque. Juger
les coupables de l'attentat ne reviendrait pas forcément, comme des
négationnistes hutus - ou français - voudraient le faire croire, à nier le
génocide. Ce procès serait salutaire pour la vérité historique et pour le
processus de réconciliation entre Rwandais. Le TPIR peut désormais s'appuyer
sur l'enquête du juge Bruguière.
Article
paru dans l'édition du 22.11.06.
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