IBUKA Mémoire et Justice Section Belgique
Rue de la Prévoyance 58
1000 Bruxelles
(Belgique)
Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda en France
61, Avenue
Jean Jaurès
51100 REIMS (France)
huit ans après le démarrage de ses activités.
Document
adressé à: M.
Koffi ANNAN
Secrétaire Général des Nations Unies
First Avenue at 46th Street
New York, NY 10017
M. le Juge Erik MÖSE
Président du TPIR
P.O. Box 6016 Arusha
Tanzania
M. Adama DIENG
Greffier du TPIR
P.O. Box 6016 Arusha
Tanzania
M. Bubacar Hassan JALLOW
Procureur du TPIR
P.O. Box 6016 Arusha
Tanzania
M. le Secrétaire Général des Nations Unies,
M. le Président du TPIR,
M. le Greffier du TPIR,
M. le Procureur du TPIR,
Les
Associations IBUKA-Mémoire et Justice, Sections de Belgique, de France et de
Suisse et le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda ( C.P.C.R. France)
sont préoccupés par la présence au sein des organes du TPIR d'un ensemble
d'anomalies administratives et judiciaires d'une extrême gravité. Ces lacunes
compromettent sérieusement l'accomplissement du mandat de réconciliation
nationale confié au TPIR par le Conseil de sécurité dans sa résolution 955
(1994). Devant ce problème urgent, les Sections IBUKA susmentionnées dont le
double objectif est de contribuer à la sauvegarde de la mémoire du génocide
des Rwandais Tutsi et à la lutte contre l'impunité des auteurs de ce crime; le
Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda en France dont la mission est
d'apporter un soutien moral et judiciaire aux victimes du génocide, souhaitent
vous soumettre des observations et des recommandations en vue d'une bonne
administration de la justice au TPIR.
Notre
motivation s'inscrit dans le cadre d'une recherche des voies et moyens qui
permettraient à la juridiction dont vous êtes responsables de répondre au désir
de justice attendu par les victimes du génocide. Notre espoir est que le
jugement des individus qui ont perpétré les crimes inouïs dont vous
connaissez l'ampleur se réalise de la meilleure manière. Pour ce motif, nous
avons voulu attirer votre attention sur les agissements et les manquements qui
nuisent à l'efficacité du TPIR, et qui, à terme, risquent de conduire à l'échec
complet de la mission confiée à votre juridiction.
De
nombreux signes avant-coureurs, sur lesquels nous reviendrons attestent que si
rien n'est fait pour améliorer le fonctionnement de certaines activités du
Tribunal, celui-ci va tout droit vers l'échec de son mandat. Toutefois, nous
estimons que ce n'est pas encore trop tard, que cet échec peut être évité si
des mesures nécessaires et convenables sont adoptées dans les plus brefs délais.
Voilà pourquoi, dans le présent Mémorandum, nous avons souhaité en premier
lieu vous faire part de nos satisfactions sur des avancées réelles et des
progrès que nous observons dans le fonctionnement du TPIR. En second lieu, nous
vous ferons une présentation des points qui nous semblent contraires à
l'administration d'une justice digne d'un Tribunal international. Enfin, nous
vous soumettrons une série de recommandations qui nous paraissent constituer
une bonne voie de résolution des problèmes que les victimes du génocide
rencontrent dans le cadre de la mission du Tribunal.
I. Les progrès réalisés par le TPIR
Les Sections IBUKA-Mémoire et Justice de Belgique,
de France, de Suisse et le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (France)
reconnaissent à l'unanimité les acquis positifs accomplis par le TPIR depuis
sa création jusqu'à nos jours. Nous aimerions à ce sujet rendre hommage au
personnel du Tribunal et aux autres personnes qui se sont dépensés corps et âme
pour que les arrestations des principaux auteurs du génocide soient effectuées
et pour que des jugements rendus par le TPIR soient réalisés. Ces progrès
sont pour nous le signe qu'il est encore possible d'éclairer les zones d'ombre
qui caractérisent trop souvent encore le TPIR et qui empêchent l'exercice
rapide de la justice. En reconnaissant l'existence des avancées réelles, nous
voulons montrer que nous ne sommes pas indifférents à la bonne marche des
activités administratives et judiciaires du TPIR chaque fois que cette
juridiction accomplit convenablement son œuvre de justice.
1) La portée historique des
jugements rendus
A l'heure actuelle, le TPIR vient de rendre onze
jugements impliquant treize accusés (Akayesu, Kambanda, Musema,
Kayishema/Ruzindana, Serushago, Ruggiu, Rutaganda, Bagilishema, Elizaphan et Gérard
Ntakirutimana, Niyitegeka, Semanza). Dix condamnations ont été prononcées et
un acquittement. Chaque jugement a été l'occasion pour le Tribunal de réaffirmer
un certain nombre de principes juridiques du droit international qui, jusque là,
n'avaient jamais été mis en application. Nous pensons en particulier à
l'apport immense du TPIR dans l'interprétation de la convention sur la prévention
et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948. Nous pensons également
à la mise en application par le TPIR de l'article 3 commun aux Conventions de
Genève du 12 août 1949 et au Protocole additionnel II du 8 juin 1977.
A travers l'adaptation de ces instruments juridiques
internationaux à des actes commis lors d'un conflit armé non international, le
TPIR a levé le tabou du droit international qui ne sanctionnait les violations
commises contre les populations civiles que lorsqu'elles étaient perpétrées
au cours d'un conflit armé international. Cette avancée est de taille dans la
mesure où le TPIR a rompu avec la discrimination des personnes protégées par
le Droit international humanitaire. Le jugement AKAYESU rendu par le TPIR le 2
septembre 1998 est pour nous un événement historique important par ses divers
apports jurisprudentiels.
Par sa définition du crime de génocide et de ses éléments
constitutifs, le jugement AKAYESU a pour la première fois mis en application
une notion juridique qui était cantonnée dans des textes sans effet. Pour la
première fois, une juridiction internationale a reconnu la réalité matérielle
du crime de génocide infligée aux Tutsi entre avril et juillet 1994. Ce
jugement a, pour la première fois, permis aux victimes du génocide des Tutsi
de sortir de l'anonymat. Pour nous, la valeur principale de ce jugement est
constituée par le rappel des massacres subis par les Tutsi depuis 1959, et qui
n'avaient jamais été qualifiés juridiquement pour être reconnus selon leur
nature et leur gravité. En reconnaissant l'existence de ces massacres répétitifs,
et en qualifiant de génocide l'extermination des Tutsi exécutée en 1994, le
jugement Akayesu a mis fin à cette ambiguïté de langage.
La reconnaissance judiciaire du génocide des Tutsi
par le TPIR est une étape importante dans le refus de la banalisation de la
souffrance infligée à ce groupe humain. C'est aussi un pas franchi dans la
lutte contre le négationnisme, le révisionnisme et l'impunité. Ce jugement a
marqué le début d'une ère nouvelle de responsabilité qui a mis fin à trente
ans d'impunité des criminels du "Hutu
power", héritiers du "Parmehutu".
De 1959 à 1994, les responsables des différents massacres de Tutsi n'avaient
été ni jugés ni réprimés, mais récompensés par des promotions dans
l'administration locale et nationale. A travers le premier jugement du TPIR qui
a consacré la reconnaissance judiciaire du génocide des Tutsi, et qui a
condamné le premier individu au monde pour crime de génocide depuis 1948, le
TPIR a prouvé que la Communauté internationale pouvait rompre avec une
tradition d'impunité. De plus, ce jugement a redonné aux victimes du génocide
et aux survivants leur droit à l'humanité et à la dignité.
Nous aimerions également saluer la tâche accomplie
par le TPIR dans l'obtention des aveux de Jean KAMBANDA, d'Omar SERUSHAGO et de
Georges RUGGIU. En reconnaissant la responsabilité de son gouvernement dans la
préparation, l'organisation et l'exécution du crime de génocide contre les
Tutsi, Jean KAMBANDA, ancien premier ministre rwandais du gouvernement intérimaire,
a levé le doute sur le caractère génocidaire de l'extermination des Tutsi.
Par ses aveux, l'élément intentionnel nécessaire à la constitution du crime
de génocide a été établi. C'est un événement historique dont nous saluons
la portée. Les aveux de SERUSHAGO et de RUGGIU ont franchi un autre pas puisque
leurs auteurs ont exprimé, devant un Tribunal international, leur regret pour
leur rôle dans le génocide, et ont demandé pardon aux victimes.
Même si cette contrition effectuée par les repentis
n'efface en rien l'indescriptible souffrance que leurs actes ont causé aux
victimes mortes et aux rescapés, nous pensons que c'est un pas important vers
l'apaisement des blessures vécues par les rescapés. Nous sommes biens
conscients que nos morts ne nous reviendront pas, mais si tous les génocidaires
adoptaient la même attitude de regret que celle de SERUSHAGO et de RUGGIU, le
Rwanda pourrait espérer un avenir meilleur. Il est préférable d'apprendre
qu'un criminel a reconnu et regretté ses actes plutôt que de constater qu'il
persiste dans le déni de ses crimes comme c'est le cas pour de nombreux
criminels hébergés au Centre pénitentiaire d'Arusha.
2) La considération de la gravité des actes de viol
et de violence sexuelle
commis pendant le génocide.
Pendant le génocide, diverses atrocités d'une
barbarie inouïe contre les Tutsi ont été perpétrées par les tueurs hutu. Le
viol et les agressions sexuelles de toutes sortes ont été commis par les
militaires des FAR et les miliciens contre les filles et femmes tutsi, dans
l'intention bien précise de détruire les membres du groupe ethnique tutsi ou
de leur transmettre le virus du SIDA. Le TPIR a dès le départ hésité à
faire des enquêtes spécifiques sur ce crime particulier. Ce n'est que
progressivement que la prise en compte de cette triste réalité par le Bureau
du Procureur a été effective et que le viol a été introduit dans l'acte
d'accusation contre Jean-Paul AKAYESU.
Dans leur décision, les juges ont considéré que le
viol est un crime de droit international, pouvant être un acte de génocide et
de crime contre l'humanité. C'est un acquis jurisprudentiel dont nous nous réjouissons
quelque peu, surtout en ce moment où nous enregistrons de nombreux décès de
rescapées violées par les génocidaires en 1994. Du moins, ces victimes
partent-elles en sachant que l'acte criminel qui les a privées de la vie est désormais
sanctionné comme il se doit, et qu'il ne restera plus impuni dans l'histoire de
la justice criminelle internationale. Du moins, nous l'espérons!
Cela étant, nous retenons que la condamnation de
Jean-Paul AKAYESU pour crime de viol en tant qu'acte de génocide est un événement
important puisque ce dernier n'est pas l'auteur direct de l'acte incriminé. Il
a été condamné en qualité d'autorité supérieure qui a ordonné et encouragé
ses subordonnés à commettre le viol en tant qu'acte de génocide. La sanction
par le TPIR d'une autorité qui a incité au viol est une décision courageuse
que nous saluons. La gravité d'un tel acte mérite effectivement une attention
particulière qui justifie la condamnation de ses auteurs directs et de ses
complices. En 1994, beaucoup d'autorités n'ont pas directement tué de leurs
propres mains; elles ont plutôt incité et encouragé leurs subordonnés à
commettre les massacres, le viol en particulier. Nous félicitons le Tribunal
pour sa prise de conscience de la gravité du crime de viol commis lors du génocide
des Tutsi.
Cependant, nous sommes profondément préoccupés par
certaines décisions de l'ancienne Procureure du TPIR, Mme Carla Del Ponte qui,
dans les dernières années de son mandat, a manifesté une négligence
flagrante des enquêtes sur le crime de viol. Son prédécesseur Louise Arbour
s'était largement engagée dans la considération de la gravité des violences
sexuelles perpétrées pendant le génocide et avait mis en place une équipe spéciale
d'enquêteurs chargés de mener des investigations sur ces infractions spécifiques.
Nous avons appris le démantèlement par Carla Del Ponte de cette équipe d'enquêteurs
spécialement affectés aux investigations sur les crimes sexuels. Cette mesure
que rien n'explique s'est traduite par la diminution des poursuites des crimes
de violence sexuelle devant les Chambres.
Très peu d'actes d'accusation présentés de nos
jours devant les juges portent l'incrimination de viol, alors même que le
Procureur dispose d'éléments à charge suffisants sur cette infraction, comme
il en est ainsi dans l'affaire Cyangugu. L'abandon de poursuites des crimes
sexuels constituent une terrible injustice infligée aux filles et femmes
victimes de crimes sexuels qui nous indigne profondément. Nous demandons qu'en
toute urgence le nouveau Procureur rétablisse dans ses fonctions l'équipe
chargée des enquêtes sur les actes de viol subis par les femmes pendant le génocide
et inculpe ceux qui les ont ordonnés, encouragés et exécutés. Nous
interpellons également les juges sur la nécessité de continuer à porter à
ces crimes abominables l'attention spécifique qu'ils méritent et de réprimer
leurs responsables de manière exemplaire.
3) La lutte contre les abus qui ont ruiné le
Tribunal
Ces cinq dernières années, des révélations venant
de divers milieux proches du TPIR et de l'ONU ont dévoilé au grand public
l'existence, au sein des organes du Tribunal, de plusieurs irrégularités
parfaitement contraires aux buts d'une juridiction onusienne. Des enquêtes menées
sur le TPIR par le Bureau des services de contrôle interne (BSCI) de l'ONU ont
reconnu entre 1997 et 2002 la véracité de nombreux faits allégués. Le
rapport n° A/51/789 du 6 février 1997 sur la vérification et l'inspection du
TPIR a démontré que le Tribunal avait oublié sa mission de justice suite aux
luttes excessives de pouvoir entre les responsables du Greffe, du Parquet et des
Chambres. Une année après, le rapport n° A/52/784 du 6 février 1998 sur le
suivi de la vérification des comptes et l'inspection du TPIR a constaté une
absence d'amélioration des problèmes relevés dans le précédent rapport.
A l'issue de ces deux enquêtes, l'on espérait que
les responsables du TPIR allaient mettre en application les recommandations émises
par le BSCI en vue d'orienter le Tribunal sur le droit chemin. Bien au
contraire, ce dernier s'est davantage illustré par une multiplication de fautes
plus graves que les précédentes. Les enquêtes ultérieures ont révélé
l'existence des cas nouveaux d'illégalités dans le fonctionnement du TPIR. Le
rapport du BSCI n° A/55/759 du 1er février 2001 a fait état de
pratiques frauduleuses de partage d'honoraires entre des avocats de la Défense
payés par le Tribunal et leurs clients. Des cas de népotisme, de corruption et
d'incompétence de certains agents du Tribunal ont été signalés. Un autre
rapport du BSCI n° A/56/836 du 26 février 2002, complémentaire au précédent,
a découvert des preuves de fautes graves commises par des agents du Tribunal
dans la mise en place de pratiques illégales.
Ce dernier rapport montre clairement que des
fonctionnaires du Tribunal ont été complices d'un système scandaleux de
corruption visant le détournement des fonds destinés à la justice et le
partage d'honoraires destinés à la défense des accusés. A titre d'exemple,
ce rapport a établi qu'un fonctionnaire du TPIR chargé de contrôler les
comptes des avocats a, à de très nombreuses reprises, demandé et obtenu des
paiements irréguliers, autrement dit des pots de vin ou des dessous de table.
Concrètement, ce rapport a indiqué que des équipes de défenseurs ont été
contraints par le même fonctionnaire d'effectuer des versements à son compte
pouvant atteindre plus de mille dollars par enquêteur. Ceux qui refusaient
cette combine étaient punis d'une manière ou d'une autre par cet agent, par
exemple en se voyant délivrer les autorisations de paiement avec des retards
importants et injustifiés.
Des enquêteurs qui ont été rackettés par cet
agent ont fourni des preuves sous forme de relevé bancaire ou de copie de chèque.
A notre connaissance, ce fonctionnaire, Mohammed THIAM pour ne pas le nommer, a
reconnu les faits. Un autre agent du Greffe, Jean-Pelé FOMETE avait également
recouru à des pratiques similaires de corruption. Les survivants du génocide
ne peuvent que s'indigner de ces actes instaurés au sein d'un organe
subsidiaire du Conseil de sécurité des Nations Unies. Un autre problème qui a
constamment mis à mal l'image du Tribunal est celui de l'emploi d'enquêteurs
et d'agents impliqués dans le génocide.
Les rescapés ont régulièrement interpellé le TPIR
sur la présence au sein des équipes de la Défense d'individus qui ont
participé à l'exécution du crime de génocide. Certains d'entre eux ont été
arrêtés, tel Joseph Nzabirinda. D'autres ont vu leurs contrats résiliés ou
suspendus. Nous pensons à Augustin Basebya, enquêteur de la défense de Juvénal
Kajelijeli; à Augustin Karera, enquêteur de la défense de Jean de Dieu
Kamuhanda; à Aloys Ngendahimana, enquêteur de la défense de Ferdinand
Nahimana; et à Thaddée Kwitonda, enquêteur de la défense d'Arsène Shalom
Ntahaboli. L'emploi par le TPIR de personnes sur lesquelles pèsent de lourdes
charges de participation au génocide constitue un abus grave du système
d'assistance judiciaire et une flagrante violation de l'intégrité de la procédure
judiciaire.
Nous savons que les responsables du Tribunal, en
particulier les services du Greffe, ont adopté plusieurs mesures en vue de
lutter contre ces pratiques abusives. Un avocat écossais, Me Mc Cartan, a été
révoqué après une enquête interne qui a prouvé son implication dans le
partage d'honoraires entre lui et son client, Joseph Nzirorera. Outre ces cas de
sanction individuelle, des dispositions plus élargies ont été adoptées par
le Tribunal. Ainsi, un nouveau système de contrôle de l'utilisation de l'état
d'indigence et des dépenses des avocats a été mis en place et des amendements
dans ce sens ont été apportés au Règlement de procédure et de preuve et au
Code de déontologie des conseils de la Défense. Nous nous réjouissons de ces
mesures, certes bien tardives, mais qui ont le mérite de contribuer à la lutte
contre les graves excès qui ont porté préjudice à l'intérêt de la justice
au TPIR.
II. Les défaillances du TPIR
Tout en reconnaissant les acquis et les progrès réalisés
par le TPIR, nous constatons la persistance d'une situation inadmissible au sein
de cette juridiction. De nombreux problèmes sont caractéristiques d'une
absence d'intérêt pour les victimes et d'un manque d'engagement en faveur de
l'administration de la justice. Certaines lacunes ont été prises au sérieux
par le Tribunal, mais leurs traces ont laissé des séquelles profondes qui
marquent encore nos relations avec le TPIR, raison pour laquelle nous jugeons
utile d'y revenir dans ce document. D'autres problèmes sont encore en leur état
précédent et nous ne savons pas à quel moment les organes chargés de leur
gestion prendront des résolutions adaptées. Or, il est plus que temps
d'adopter des mesures appropriées.
1) Les violations du droit des témoins à la
protection
Il est aujourd'hui un fait notoirement connu que les
témoins de l'Accusation sont maltraités par la Défense lors de leurs dépositions
devant les Chambres, et que ni les Juges ni les substituts du Procureur
n'interviennent pour faire respecter les dispositions statutaires et réglementaires
destinées à la protection des témoins. A ce sujet, l'incroyable agression
infligée au témoin TA pendant l'audience du 31 octobre 2001 est un exemple
terrifiant de la faillite des organes du TPIR dans la considération des témoins.
Cette femme, victime de multiples actes de viol et de violence sexuelle lors du
génocide, a comparu entre le 24 octobre et le 8 novembre 2001 en tant que témoin
à charge cité par le Procureur.
Lors de sa déposition contre Arsène Shalom
Ntahobali, elle s'est vue humiliée par des questions déplacées de l'avocat de
ce dernier, concernant la façon dont TA avait été déshabillée par Ntahobali
avant d'être violée. Beaucoup de témoins présents à cette audience ont été
choqués par l'absence de réaction des juges et des substituts du Procureur
pour préserver l'intégrité de Mme TA. Comble du malheur, les trois juges de
la Chambre ont poussé l'ignominie à son extrême en éclatant de rire sans réserve
suite aux questions déshonorantes du Conseil de la Défense. Loin de comprendre
la douleur ressentie légitimement par les associations des victimes et de présenter
des excuses, voire sanctionner les juges coupables d'un tel manquement grave à
leur obligation de réserve, d'impartialité et de protection des témoins, la
Présidente du TPIR d'alors, Mme Navanethem PILLAY, a pris le parti de ses
pairs, au mépris le plus scandaleux des victimes et des témoins.
Se sentant soutenus par leur hiérarchie, les trois
juges responsables de l'incident incriminé ont, non seulement refusé de
reconnaître leur tort, mais aussi se sont substitués à la véritable victime,
en qualifiant de "raciste" l'indignation exprimée par nombre de personnes présentes
à la salle d'audience au moment de l'humiliation de TA. Il faut indiquer par
ailleurs que d'autres femmes violées qui ont témoigné devant le TPIR ont subi
des agressions verbales déplacées de la part des avocats. Nous pouvons citer,
sans être exhaustifs, les cas de Mmes Rose BURIZIHIZA et de Immaculée UWAYEZU.
Nous posons quelques questions liées à ce cas d'espèce flagrant. En quoi, l'évocation
d'un dérapage réel des magistrats du TPIR constitue-t-il un acte raciste? Si
les juges ne sont plus aptes à tenir l'équilibre des débats, s'ils ne sont
plus en mesure de conduire dignement la police de l'audience, qui d'autre le
fera à leur place? Nous attendons des juges une prise de conscience de leur
devoir de protection des témoins. Nous rappelons au Procureur que ses
substituts ne doivent pas rester passifs quand les avocats de la Défense malmènent
à leur guise les témoins présentés par l'Accusation.
Nous sommes d'avis que la recherche de la vérité
doit avoir lieu et que le but du contre-interrogatoire est celui d'y contribuer.
Pour ce faire, il faut que l'on exige des avocats de la Défense qu'ils posent
uniquement des questions en rapport avec les faits allégués. Qu'ils en
finissent avec celles dont l'unique objectif est celui de blesser profondément
les témoins à charge ou de les perturber délibérément en espérant trouver
dans leurs propos quelques contradictions. Nous pouvons indéfiniment vous énumérer
de nombreux cas de témoins qui, au lieu d'être interrogés sur le fond de
leurs témoignages relatifs aux faits allégués, ont été victimes d'insultes
et d'intimidations de la part des avocats de la Défense. Sachant pertinemment
qu'ils ne vous sont pas inconnus, nous nous contentons de mentionner le cas, non
moins scandaleux, du témoin A.M.
Ce témoin a déposé contre l'accusé Ferdinand
Nahimana dans l'affaire des Médias. Lors de l'audience du 5 décembre 2001, le
témoin A.M. a été traité par Me Diana Ellis, de "menteuse", d' "insolente"
et d'"hystérique". Ulcérée
par ces injures, le témoin a précipitamment quitté le prétoire pour
protester contre cette violence verbale. Comme si l'agression de Me Ellis ne
suffisait pas, son collègue Me René Martel avocat de Hassan Ngeze, a renchéri
en disant que le témoin était en train de jouer du théâtre. Au lieu de
comprendre la réaction du témoin qui avait droit de défendre son honneur face
à des insultes caractérisées, le juge Erik MOSE qui conduisait les débats, a
tout simplement menacé le témoin de supprimer son témoignage si elle ne
revenait pas à la barre. Ce faisant, le juge a implicitement donné crédit aux
pratiques inadmissibles des avocats de la Défense qui se sont alors vus
octroyer l'autorisation d'humilier les témoins.
2) Les violations du droit des témoins à l'anonymat
Dans sa recherche de protéger davantage les témoins,
le Tribunal utilise le principe de l'anonymat, sauf pour les témoins qui
choisissent de dévoiler leur identité. L'anonymat est normalement destiné à
protéger des témoins susceptibles de subir des menaces suite à leurs dépositions
devant les Chambres pendant les procès. Or, il s'est avéré que le Tribunal a
favorisé des circonstances qui ont permis à des témoins protégés d'être
reconnus par le grand public, ce qui constitue pour eux une violation de leur
droit à la non-identification. Si le Tribunal a choisi d'instaurer cette règle
d'anonymat, il devait tout faire pour que tout témoin qui souhaite en bénéficier
reste entièrement anonyme. Force est de constater que des témoins protégés
ne sont plus anonymes comme on le prétend, et ce suite à la responsabilité du
Tribunal. L'exemple de la mésaventure du témoin AGR est horrifiant.
Ce dernier était cité par le Procureur à comparaître
en tant que témoin à charge dans le procès des anciens responsables des médias
de la haine. Ancien journaliste à l'Office rwandais d'information (ORINFOR),
AGR a principalement témoigné contre l'ancien directeur de l'ORINFOR entre
1991 et 1992, Ferdinand Nahimana. Répondant aux questions des avocats, le témoin
a, plus d'une fois, été contraint de révéler en public les différentes
fonctions qu'il a occupées à l'ORINFOR et dans l'administration publique
rwandaise. Au fil des débats, l'anonymat du témoin AGR est vite devenu un
secret de polichinelle. Il l'a déclaré lui-même au Tribunal à l'issue de sa
comparution : "A voir la manière
dont j'ai été interrogé aujourd'hui, a-t-il insisté,
tout le monde qui a vécu au Rwanda peut
m'avoir identifié".
Effectivement, AGR était un journaliste qui animait
une émission à très forte audience sur Radio Rwanda tous les dimanches matin.
De nombreuses questions des avocats de la Défense ont porté sur cette émission;
il était donc relativement facile aux personnes qui vivaient au Rwanda entre
1990 et 1992 d'identifier le témoin AGR soit disant protégé par l'anonymat.
Nous considérons que si un témoin a souhaité témoigner anonymement devant le
TPIR, c'est par ce qu'il a des craintes légitimes sur les suites dommageables
qui peuvent émaner de son témoignage. Le fait d'autoriser des questions de
nature à permettre le dévoilement de l'identité du témoin constitue une
flagrante violation de son droit à la protection.
3) Les menaces à l'égard des témoins à charge
En traitant la question des menaces proférées
contre les témoins à charge, nous voulons d'emblée lever toute ambiguïté à
ce sujet. Nous admettons entièrement que la protection des témoins à l'intérieur
du territoire du Rwanda relève de la souveraineté nationale et qu'elle incombe
donc aux autorités rwandaises. Là n'est pas notre propos. Nous visons
uniquement les menaces subies par certains témoins, et qui sont de la
responsabilité totale du TPIR. Nous indiquerons simplement deux cas à titre
d'exemple.
Un témoin du Procureur dans l'affaire des médias,
Omar Serushago, condamné par le Tribunal à quinze ans de prison, après avoir
plaidé coupable de génocide et de crimes contre l'humanité, a affirmé en
novembre 2001 qu'il avait reçu une lettre écrite par Hassan Ngeze, qui le
dissuadait de témoigner contre lui. Omar Serushago a indiqué que la lettre en
question lui avait été remise par un imam tanzanien qui assurait le service
religieux pour les musulmans du quartier pénitentiaire du TPIR. Rappelons que
dans sa déposition Omar Serushago avait indiqué au Tribunal qu'il avait
collaboré avec Hassan Ngeze dans l'exécution des massacres anti tutsi. Une
enquête interne du Greffe a confirmé l'existence de ce fait de menace.
A notre avis, cet incident est grave puisqu'il démontre
l'état déficient du système de sécurité du quartier pénitentiaire
d'Arusha. Si des personnes étrangères au TPIR peuvent faire circuler, dans
l'enceinte pénitentiaire, des documents contraires au bon fonctionnement du
Tribunal, et qui de surcroît contiennent des plans destinés à la mise en
pratique des actes d'intimidation et des menaces à l'encontre des témoins du
Tribunal, où est la sécurité de ces derniers? Si des personnes accusées ou
condamnées par le Tribunal, et qui sont en détention, sont en mesure d'envoyer
du courrier de harcèlement aux témoins à charge pour les faire taire, où est
la garantie de protection que le Tribunal leur assure?
Le cas de Hassan Ngeze est loin d'être unique.
D'autres détenus et condamnés du TPIR ont pu, en toute impunité, adresser des
lettres de séquestration aux témoins protégés, sans que l'on puisse savoir
comment ils ont su l'identité de ces témoins. Par exemple, le condamné
Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda a adressé une lettre d'intimidation à un
témoin à charge vivant au Rwanda. Le contenu de cette lettre révèle que
Rutaganda était bien au courant des faits précis contenus dans le témoignage
de la personne concernée. Comment alors Rutaganda a-t-il pu savoir avec
exactitude les révélations écrites de ce témoin? Nous estimons que Rutaganda
ou ses avocats ont dû bénéficier de la complicité des agents du Greffe ou du
Bureau du Procureur. S'il n'en est pas ainsi, que l'on nous explique autrement
la façon dont une telle bévue a pu se produire.
Les non initiés pourraient être tentés de penser
que les menaces proférées par des accusés détenus à Arusha, loin du Rwanda,
n'ont aucun effet dangereux sur les témoins vivant à l'intérieur du Rwanda.
Force est de constater que tous les accusés du TPIR ont des membres de leurs
familles au Rwanda, ils y ont de nombreux amis, dont certains font partie des
notables du pays. Ceux-ci constituent les relais de ces menaces et contribuent
à leur mise en œuvre. Des témoins qui ont déposé au TPIR ont dû fuir leurs
domiciles en raison des persécutions de toutes sortes qui constituaient pour
eux un réel danger de mort. Malheureusement, ce sérieux problème ne suscite
guère la préoccupation du TPIR.
Bien au contraire, l'on constate que le peu de fois
que le Procureur estime devant les Chambres que ses témoins sont en danger et
qu'il demande aux juges le respect de la confidentialité de leurs déclarations,
les juges rejettent automatiquement la demande du Procureur. Par exemple, dans
l'affaire Bagosora, la Chambre de première instance II a, dans sa décision du
27 novembre 1997, ordonné au Procureur la communication aux avocats de la Défense
des déclarations faites par les témoins pendant l'enquête, et ce malgré les
arguments convaincants fournis par le Procureur sur les dangers qu'une telle
mesure faisait courir sur la vie des témoins. Ne s'agit-il pas ici d'une
insouciance des juges sur la vie des témoins?
Généralement, les avocats de la Défense bénéficient
davantage de faveur dans les contre-interrogatoires que l'Accusation. Qu'il
suffise de donner l'exemple très récent du procès de Sylvestre Gacumbitsi en
cours devant la Chambre de première instance III du TPIR. Lors de l'instance du
1er août 2003, les avocats de la Défense ont eu droit à trois
heures trente minutes (3h30') pour contre-interroger un témoin, alors que le
parquet n'a bénéficié que d'une heure quarante cinq minutes (1h45'). La même
inégalité s'observe dans le choix actuel des juges consistant à réduire au
maximum le nombre de témoins. Confrontés à la question de la lenteur des procès,
les juges ont tendance à trop limiter le nombre de témoins à charge afin
d'accélérer les procédures judiciaires.
Si, dans certaines affaires, une telle limitation ne
nuit pas à l'intérêt de la justice, tel n'est pas le cas pour les affaires
complexes. Dans les procès considérés comme les plus importants, comme celui
des militaires, des médias, des hommes politiques et des anciens ministres, il
ne devait pas y avoir une réduction considérable du nombre de témoins à
charge. La conséquence de cette réduction est qu'il y a des preuves de
culpabilité qui risquent de ne pas être mises au grand jour. Et comme le doute
profite à l'accusé, cette limitation du nombre de témoins pourra contribuer
à des acquittements injustes de certains accusés.
Nous observons par exemple que dans une affaire aussi
importante et complexe que celle des médias, qui concerne des accusés qui ont
utilisé les organes de presse à des fins génocidaires, sur les
quatre-vingt-dix-sept (97) témoins initiaux prévus par le Procureur pour être
cités devant la Chambre, seuls quarante-quatre (44) ont été autorisés à déposer.
Cela veut dire que parmi les 53 témoins que le Tribunal a ignoré, aucun
d'entre eux n'était en mesure de lui révéler un élément non dévoilé par
les 44 témoins entendus par les juges, et qui est de nature à les aider dans
la découverte de la vérité concernant les faits allégués? Sans conteste, la
réduction du nombre de témoins à charge constitue une grave entorse à la
recherche de la vérité judiciaire.
4) La différence de traitement
entre les témoins et les accusés
Au TPIR, les victimes ne bénéficient que de très
peu de considération. Certains juges honnêtes ont eu le courage de reconnaître
le mépris et l'oubli des victimes par rapport aux nombreux droits attribués
aux accusés. Il y a cinq ans, feu le juge Laïty Kama déclarait : "Je
pense que nous n'avons pas porté suffisamment d'attention aux droits des
victimes ou des survivants". Laïty Kama qui tenait ces propos au
Journal Ubutabera n° 39 du 22 juin 1998 estimait par la même occasion que les
accusés bénéficiaient de plus de droits et de protection que les victimes et
dénonçait l'absence d'équité dans les procédures pénales suivies devant le
TPIR : "Un procès n'est équitable, concluait-il très justement, que
si tous les droits des parties, que ce soit les accusés ou les victimes, sont
également respectés". Nous sommes amenés à constater amèrement que
ce constat du regretté juge Laïty Kama est plus que jamais d'actualité. Les
victimes sont les mal aimés de la justice du TPIR.
D'innombrables cas d'inégalités entre les victimes et les accusés peuvent
être relevés. Nous nous limiterons à quelques exemples.
a)
L'abandon des témoins violés et infectés du virus du SIDA
Nous l'avons mentionné, le jugement Akayesu a
particulièrement reconnu que le viol a été utilisé comme une arme de génocide.
Pendant les massacres, les filles et les femmes tutsi ont été délibérément
violées dans le dessein bien déterminé de leur inoculer le virus du SIDA. De
nos jours, la plupart d'entre elles sont décédées par manque de soins
appropriés. Ce qui est davantage scandaleux et révoltant, c'est que plusieurs
témoins potentiels et réels du Procureur font partie de rescapés décédés
par manque de soins. Ces témoins sont morts sans pouvoir témoigner devant le
Tribunal. Celui-ci n'a rien fait pour que la santé de ces témoins soit assurée,
ce qui est une négligence considérable à la recherche de la vérité. Si le
TPIR laisse mourir les témoins, comment pourra-t-il connaître la vérité sur
les crimes qu'il juge?
Certains tortionnaires qui ont inoculé le SIDA à
ces témoins décédés ou en dernière phase de maladie, sont aujourd'hui détenus
à Arusha, et sont proprement soignés aux frais du Tribunal. Trouvez-vous cela
normal? Il semblerait que le TPIR néglige les témoins infectés du virus du
SIDA au motif que l'administration des soins médicaux n'entre pas dans le cadre
de son mandat. Cette prise de position cruelle est certes vraie au niveau des
principes, puisqu'effectivement le Statut du Tribunal ne stipule aucune
disposition en ce sens. Toutefois, nous estimons, primo, qu'aucun texte légal
n'interdit au Tribunal d'adopter une disposition réglementaire en faveur des
victimes, notamment celles atteintes du SIDA et qui comparaissent en qualité de
témoins. Secundo, nous pensons que le Tribunal devrait avoir à l'égard de ces
victimes une considération élémentaire d'humanité qui consisterait à leur
trouver les voies et moyens d'être soignées. Si le Tribunal continue à
ignorer les témoins malades du SIDA, il lui faudra reconnaître devant le monde
entier qu'il a participé au déni de justice.
b)
L'utilisation abusive de l'état d'indigence
Un autre exemple flagrant d'inégalité entre les
accusés et les victimes se situe au niveau des conditions de vie luxueuses
accordées aux détenus du Tribunal. Nous sommes absolument d'accord que toute
personne détenue doit être traitée avec humanité et que les conditions de
son incarcération doivent être conformes à la dignité humaine. Ce que nous
condamnons, c'est le luxe et le gaspillage qui caractérisent le système de détention
du TPIR. Ce luxe et ce gaspillage constituent une grave insulte à la mémoire
des victimes. Le système actuel permet aux détenus riches et qui ont de gros
moyens financiers de se voir attribuer un avocat commis d'office alors que ce
droit n'est réservé qu'aux suspects et accusés indigents. Pourquoi le TPIR
n'effectue-t-il pas des enquêtes sérieuses en vue de vérifier les biens des
accusés afin de n'accorder un avocat commis d'office qu'à ceux qui n'ont pas réellement
de moyens suffisants pour rémunérer eux-mêmes leurs conseils? Ça fait
sourire d'apprendre qu'un détenu comme Joseph Nzirorera, pour ne citer que lui,
est un indigent qui mérite d'être intégralement assisté dans sa défense!
Le même cas de figure est valable pour des prêtres
accusés par le TPIR, comme Hormisdas Nsengimana, Athanase Seromba et Emmanuel
Rukundo, dont on sait qu'ils sont inconditionnellement protégés par la
puissante Eglise catholique laquelle dispose des moyens matériels suffisants
pour supporter les frais liés à la défense de ses prêtres. Est-il nécessaire
de rappeler que la très grande majorité des accusés poursuivis par le TPIR était
des notables au Rwanda, qu'ils sont partis avec les caisses du pays, qu'à ce
titre ils disposent des avoirs et qu'il est absurde de les reconnaître
indigents? Ils ont des moyens, ils devraient payer eux-mêmes leurs avocats. Ce
serait la meilleure façon de mettre fin pour de bon aux abus financiers liés
au partage d'honoraires qui ont ruiné le TPIR.
c)
L'absence de contrôle sur les agissements des équipes de la Défense
Nous ne pouvons pas non plus passer sous silence les
dérives engendrées par la liberté de recrutement des enquêteurs de la défense
attribuée aux avocats et à leurs clients. L'absence de contrôle de ce pouvoir
discrétionnaire et exorbitant reconnu aux avocats de la défense conduit à des
abus qui portent atteinte aux intérêts des victimes. Nous l'avons déjà dit,
on trouve parmi les enquêteurs de la défense des personnes impliquées dans le
génocide. Cette situation est rendue possible par le fait que les avocats de la
défense recourent aux enquêteurs rwandais pour recueillir des témoignages à
décharge. Etant donné que ce sont les accusés qui proposent des noms à leurs
avocats, les enquêteurs recrutés sont toujours des amis des accusés, des
membres de leurs familles ou leurs anciens collaborateurs impliqués dans le génocide.
Tous ces criminels et leurs familles vivent grâce aux frais d'une juridiction
censée rendre justice aux victimes d'un génocide qu'ils ont perpétré.
L'une des conséquences de cette situation est que
les accusés qui, de toute façon, savent pertinemment qu'ils sont coupables,
procèdent à tous les contours possibles pour faire perdurer les procédures
conduisant au procès. L'on reproche souvent au Tribunal sa lenteur et ses
retards dans le déroulement des procès, et ce à très juste titre. Il nous
semble que l'une des principales
causes de cette lenteur est à chercher incontestablement dans les avantages matériels
que le TPIR attribue aux accusés et à leurs équipes de défense. Si les frais
d'honoraires étaient raisonnables et si les enquêteurs de la Défense
percevaient moins d'avantages et un salaire juste et équitable, ils ne
chercheraient pas à rallonger les procédures.
En effet, si nos informations sont bonnes, un enquêteur
de la défense gagne 2500 dollars par mois, compte non tenu des billets de
train, d'avion et d'hébergement qui leur sont intégralement remboursés. Cette
somme dépasse de très loin le salaire d'un haut fonctionnaire au Rwanda et
dans de très nombreux Etats africains. Quant aux avocats, ils perçoivent des
honoraires allant de 81 à 110 dollars par heure avec un plafond de 175 heures
par mois. Un certain nombre de ces avocats ont, dans leurs pays d'origine, des
cabinets fort modestes qui fonctionnent au compte-gouttes. Lorsqu'ils
interviennent pour la défense des accusés du TPIR, ils gagnent en un mois ce
qu'ils obtiendraient durant cinq ans d'activité s'ils étaient restés dans
leurs cabinets habituels. Il est clair qu'un avocat qui a son cabinet à
Kinshasa, à Brazzaville, à Yaoundé, à Bangui, à Bujumbura, etc… pourra
difficilement atteindre des honoraires atteignant une somme de 5000 dollars par
mois. Le même constat est valable pour certains cabinets parisiens, québecois,
bruxellois, londoniens ou d'ailleurs. Ces avantages matériels démesurés et
inadaptés ne peuvent qu'inciter les avocats et leurs équipes de défense à
recourir aux manigances inavouables pour gagner plus d'argent.
Au TPIR, il n'est pas inhabituel que les avocats
gagnent en un mois une somme de 15000 dollars ou plus liée à la défense des
accusés. Comment voulez-vous que ces gens-là cherchent à ce que le Tribunal
finisse ses travaux? Dans la mesure où le TPIR constitue leur gagne-pain inégalé,
ils feront en sorte que ses activités durent le plus longtemps possible. Telle
est la justification de recours à des procédures dilatoires utilisées par bon
nombre de ces avocats dans le but inavoué de retarder le début des affaires prêtes
à être jugées. Qui en est responsable en grande partie? C'est le TPIR bien évidemment.
Nous dénonçons énergiquement ces abus et nous demandons aux responsables du
TPIR de procéder profondément aux réformes nécessaires, en vue de mettre fin
aux possibilités d'enrichissement illicite offertes aux accusés et à leurs équipes
de défense. Il serait souhaitable que le TPIR engage des enquêteurs spécialisés
dans des affaires financières chargés spécialement de mener des recherches
approfondies sur l'état d'indigence des accusés.
5) L'absence de réparation des dommages subis par
les victimes
La problématique de l'absence d'indemnisation des
victimes du génocide des Tutsi est une plaie qui ne cesse de ronger les cœurs
des survivants. Nous savons que le TPIR ne peut pas décider de lui-même toutes
les mesures destinées à satisfaire le droit à la réparation. La décision
ultime en ce sens incombe au Conseil de sécurité. Nous sommes au courant des
efforts accomplis par des autorités du TPIR en vue de l'adoption des
dispositions mettant en place des mécanismes d'exercice du droit à réparation.
A titre d'exemple, nous pensons à la lettre du 9 novembre 2000, envoyée au
secrétaire général des Nations Unies par l'ancienne présidente du TPIR, Mme
Navanethem Pillay. Tout compte fait, les victimes du génocide des Tutsi ne sont
toujours indemnisées pour les dommages qu'elles ont subies.
La question est donc de taille puisque le droit à réparation
est officiellement reconnu dans des textes juridiques des Nations Unies.
Plusieurs conventions relatives aux droits de l'homme consacrent un droit
individuel à l'indemnisation des victimes des crimes internationaux. Ainsi, le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre
1966, ratifié par le Rwanda en 1975, consacre le droit à réparation en son
article 2. La convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, consacre ce droit dans
son article 14. La "Déclaration des
principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et
aux victimes d'abus de pouvoir", adoptée par l'Assemblée générale
des Nations Unies le 29 novembre 1985 a élaboré un condensé de droits pour
les victimes d'actes de torture. Il s'agit du droit de plainte, droit à la
dignité et à la réhabilitation, restitution de biens et indemnisation,
assistance médicale, psychologique et sociale. Nous constatons que les textes
instituant le droit à réparation existent et nous nous demandons pourquoi les
victimes du génocide des Tutsi ne peuvent pas en bénéficier.
Le TPIR se cache derrière l'absence de dispositions
statutaires pour ne pas procéder à la réparation des préjudices subis par
les victimes. Et pourtant, le Statut du TPIR n'est pas totalement muet sur le
droit à réparation. Son article 23, § 3 relatif aux peines que le Tribunal
peut prononcer stipule : "Outre
l'emprisonnement du condamné, la Chambre de première instance peut ordonner la
restitution à leurs propriétaires légitimes de tous biens et ressources
acquis par des moyens illicites, y compris par la contrainte". Les précisions
sur le contenu de cet article sont apportées aux articles 105 et 106 du Règlement
de procédure et de preuve du TPIR. Aucun des jugements rendus par le TPIR n'a
fait application de ces articles alors que c'était possible. Or, beaucoup de
condamnés du TPIR possèdent des biens acquis illicitement pendant qu'ils étaient
au pouvoir et au moment de leur fuite.
Nombre d'entre eux ont des comptes bien garnis qui
nourrissent leurs familles installées confortablement par le TPIR dans des pays
occidentaux. Pourquoi les juges refusent-ils de faire usage de l'article 23 du
Statut du Tribunal dans leur prononcé des jugements de condamnation? Ne
s'agit-il pas d'une violation du droit des victimes à l'indemnisation? Au lieu
de jeter l'opprobre sur le Conseil de sécurité qui, certes porte là dessus
une lourde responsabilité à cause de son refus d'apporter des modifications
claires au Statut du Tribunal pour y introduire expressément le droit à réparation,
nous observons que les juges ne recourent même pas aux dispositions juridiques
qui leur sont offertes.
Nous sommes en droit de nous demander si ce choix
n'est pas une stratégie de noyer le poisson pour ne pas assumer leurs
responsabilités. Les condamnations pénales ne suffisent pas, elles ne
contribuent pas à réparer les nombreux dommages causés aux victimes. Etant
donné que les juges du TPIR sont des magistrats au service d'une juridiction
instituée par l'ONU, ils devraient avoir recours aux principaux textes de l'ONU
qui, nous l'avons vu, consacrent le droit à réparation. Leur rôle étant de
rendre des décisions qui leur semblent correspondre aux règles de droit, ils
devraient s'y atteler sans ambages.
Outre cette possibilité juridique, nous constatons
qu'en pratique le droit à réparation peut être réalisé en faveur des
victimes du génocide des Tutsi. D'une part, il existe au sein du TPIR un Fonds
d'affectations spéciales qui recueille des contributions volontaires venant
d'Etats et d'organisations interétatiques et non-gouvernementales. Qu'est-ce
qui empêche le TPIR d'orienter les sommes disponibles sur ce Fonds à
l'indemnisation des victimes? D'autre part, il existe au sein des Nations Unies
un fonds pour les victimes d'actes de torture qui a été mis en place à la
suite de l'adoption de la Convention sur la torture de 1984. Pourquoi ce Fonds
ne peut-il pas contribuer au dédommagement des victimes du génocide des Tutsi?
L'indemnisation des victimes par l'ONU est même une obligation puisque l'ONU a
reconnu sa responsabilité directe dans le génocide des Tutsi, pour avoir
failli à sa prévention et à son empêchement. L'OUA a procédé à la même
reconnaissance de responsabilité, et rien ne l'empêche à son tour d'assumer
son rôle en instaurant des mécanismes concrets de réparation. Par conséquent,
le refus d'indemniser les victimes du génocide des Tutsi ne peut pas être situé
dans l'absence de textes légaux. Il est à chercher dans le manque de volonté
de tous ceux qui ont le pouvoir de décision tant au sein des organes du TPIR
qu'aux Nations Unies.
6) L'éloignement du TPIR par rapport à la société
rwandaise
Contrairement à ce qu'avait demandé les autorités
rwandaises lors de la création du TPIR, lesquelles avaient souhaité que le
Tribunal soit installé à Kigali, le Conseil de sécurité a, dans sa résolution
977 du 22 février 1995, décidé d'établir le siège du Tribunal à Arusha. Le
motif avancé était que la sérénité des débats et les facilités
logistiques et administratives y seraient mieux assurées. Ce choix qui est par
ailleurs en totale contradiction avec la finalité même du TPIR, à savoir
celle de contribuer au processus de réconciliation nationale au Rwanda, s'est révélé
désastreux au point de vue du rendement judiciaire.
De par son éloignement de la réalité rwandaise,
les Rwandais ne sont pas suffisamment informés sur ce qui se passe à Arusha.
La plupart de Rwandais considèrent la justice d'Arusha comme étrangère à
leur réalité quotidienne, ce qui signifie que les jugements d'Arusha ne sont
pas en mesure d'avoir une quelconque influence sur la réconciliation nationale
entre Rwandais. Pour que les jugements du TPIR puissent être instructifs et
servir de leçon, il aurait été fondamental qu'ils se déroulent sur le
territoire rwandais et que des condamnés purgent leur peine au Rwanda. Sans
cela, la contribution du TPIR au processus de réconciliation nationale n'est
que pure illusion.
Nous souhaitons ardemment que certaines audiences, du
moins les plus significatives, puissent se tenir sur le sol rwandais. Et
pourquoi pas des procès entiers? Il est extrêmement choquant de constater
qu'aucun procès conduit par le TPIR n'a pu se dérouler au Rwanda. Une telle démarche
permettrait d'une part au TPIR d'être proche du peuple rwandais auquel la
justice de cette juridiction est destinée, et d'autre part elle pourrait jouer
un rôle préventif et dissuasif évident. En effet, la population rwandaise
sait que le génocide a été organisé et supervisé par les autorités qui
promettaient aux assassins l'impunité totale de tous leurs crimes. Ces grands
responsables du génocide ont presque tous quitté le Rwanda, et bon nombre
d'entre eux sont dans les mains du TPIR.
Si ces cerveaux du génocide et ces tueurs de grand
renom étaient jugés sur les lieux de leurs crimes au Rwanda, ou si des
audiences principales se tenaient au Rwanda, ce serait une bonne leçon pour la
population de se rendre compte que tout individu, si puissant soit-il, ne peut
plus rester impuni pour des crimes monstrueux qu'il a commis. Juger au Rwanda
les criminels détenus à Arusha aurait un impact significatif sur la prise de
conscience par la population rwandaise de la gravité du génocide et des crimes
contre l'humanité commis dans ce pays. Nous attendons que le TPIR fasse cet
effort de proximité. Ce sera un pas important vers la réussite de son mandat.
7) L'inquiétude
sur l'avenir des dossiers des suspects non transférés au Tribunal
Nous aimerions attirer l'attention du Tribunal sur le
sort des dossiers des suspects non transférés au TPIR et qui seraient transmis
aux Etats où résident ces suspects. Nous avons appris que le Procureur a revu
très largement à la baisse le nombre de suspects qu'il compte poursuivre. Dans
son plan de fin de mandat établi en janvier 2001, le Procureur avait annoncé
qu'il comptait mettre en accusation 136 personnes en sus des soixante mises en
accusation déjà effectuées. Ce plan de travail prévoyait l'établissement de
trente actes d'accusation par an en 2001, 2002 et 2003 et dix-sept en 2004 date
prévue pour la fin des enquêtes. Lors de la présentation de leur rapport
annuel pour l'exercice judiciaire 2001-2002, les responsables du Tribunal ont
annoncé qu'à la fin 2004, la division des enquêtes aura terminé sa mission
et que les Chambres seront saisies de tous les actes d'accusation établis par
le Procureur.
Ce plan raisonnable n'a pas été accepté par le
Conseil de sécurité. L'abandon de ces poursuites signifie que les individus à
l'encontre desquels des enquêtes étaient diligentées sont assurées de
l'impunité. Il paraît tout de même que le Procureur compte transmettre 39
affaires à des juridictions nationales pour jugement. Nous comprenons que le
Procureur se trouve devant des obstacles politiques posés par des Etats ou par
d'autres acteurs qui ne souhaitent pas que les génocidaires qui ont endeuillé
le peuple rwandais soient totalement réprimés.
Face à ce blocage, le Procureur espère que les
Etats où résident les suspects seront à même de les juger. Nous émettons de
très fortes réserves sur la capacité et la volonté réelle des Etats tiers
à juger les criminels Rwandais. En prenant le cas de la France, il y a des
dossiers qui sont dans les mains des juges depuis plus de cinq ans sans
qu'aucune suite satisfaisante n'ait été donnée. Si des plaintes déjà déposées
se trouvent aujourd'hui au point mort, pourrions-nous espérer que d'autres qui
viendront s'y ajouter seront traitées avec diligence et attention?
Probablement, certains Etats auront à cœur de juger les suspects présentés
par le TPIR. Lorsqu'on voit les pressions diplomatiques subies par la Belgique
à propos de la loi sur la compétence universelle, et qui ont conduit à son
amendement significatif, il est permis de conclure que beaucoup d'Etats ne
jugeront guère les suspects que le TPIR aura laissé sans poursuites.
Nous proposons que le TPIR transmette ces dossiers à
la Cour pénale internationale (CPI). Certes, on pourra nous dire que la CPI
n'est pas rétroactive et qu'à ce titre elle ne connaît que les crimes commis
après son entrée en vigueur le 1er juillet 2002. Nous comprenons
cet argument juridique. Néanmoins, il n'y a pas de règle sans exception. La
CPI est une juridiction internationale qui, naturellement, va prendre le relais
des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et pour le
Rwanda. Il serait logique que les affaires non jugées par les TPI soient
transmises à la CPI. Ce serait la meilleure façon de s'assurer que les
suspects sur lesquels pèsent de lourdes charges d'implication dans le génocide
ne pourront pas rester impunis.
Le transfert de leurs dossiers aux juridictions
nationales des Etats tiers présente un grand risque de leur classement sans
suite. En définitive, la justice internationale aura été incapable de faire
respecter la loi internationale. Grave encore, elle aura contribué à assurer
aux criminels une impunité de fait, ce qui constitue la négation la plus
saisissante des droits de l'homme et une flagrante insulte à la dignité
humaine. Etant donné qu'il est encore possible d'éviter de sacraliser cette
impunité, nous demandons au TPIR d'user de toute sa détermination pour que les
affaires qu'il ne sera pas en mesure de juger soient transférées à la CPI et
non aux tribunaux étatiques.
8) Les déficiences des enquêtes et poursuites
Plusieurs membres de nos associations apportent leur
concours à la mission de justice poursuivie par le TPIR. Nous continuons de le
faire malgré les nombreuses insatisfactions que nous éprouvons face aux
anomalies et aux dysfonctionnements du TPIR qui, dans la logique des choses,
sont complètement décourageants. Lorsque nous comparons le fonctionnement de
la justice pénale au niveau national, notamment le déroulement des enquêtes
criminelles, nous sommes étonnés de la légèreté avec laquelle celles du
TPIR sont menées. Les enquêteurs du Tribunal ont constitué un réseau
d'informateurs qui leur permettent d'obtenir des renseignements sur les
personnes recherchées. Compte tenu de notre expérience de collaboration avec
eux, nous remarquons que des informations utiles que nous leur fournissons ne
sont pas exploitées convenablement pour arriver à l'efficacité souhaitée.
Plusieurs enquêteurs se succèdent sur un même
dossier, passent chez les mêmes témoins qui doivent reprendre indéfiniment
les mêmes informations, sans que ces derniers soient mis au courant de
l'avancement des procédures engagées. Nous nous demandons pourquoi le Tribunal
ne confie pas la charge d'un même dossier à un groupe d'enquêteurs stables au
lieu de procéder à des mutations incessantes qui perturbent les informateurs
et les témoins. Lorsqu'un témoin confie ses déclarations à un enquêteur du
Tribunal, son attente est simple. Il voudrait que ses confidences soient bien
enregistrées pour qu'il ne soit pas contraint de les répéter à tout
changement de personnel survenu au sein des équipes d'enquêteurs. Il nous est
impossible de comprendre les raisons qui font que plusieurs enquêteurs doivent
revenir constamment chez un témoin pour recueillir des informations qu'ils ont
déjà dans leurs dossiers. Cette situation finit par fatiguer le témoin
surtout quand celui-ci sait que le criminel contre lequel il témoigne est
toujours en liberté, et que parfois même ils se croisent dans le métro, dans
le bus, au super marché, ou dans d'autres lieux publics.
Une autre déficience que nous observons se situe au
niveau de l'efficacité des enquêtes et poursuites. Certains d'entre nous qui
collaborent avec les enquêteurs du Tribunal ont été informés, par la section
"Tracking" du TPIR, de
l'identité des personnes recherchées prioritairement par le Tribunal. Théoriquement,
il existerait des mandats d'arrêt en bonne et due forme contre ces cibles, qui
permettraient qu'elles soient immédiatement arrêtées en toute légalité si
elles sont aperçues. Nos membres se sont énergiquement dépensés pour fournir
des informations aux services d'enquêtes et de poursuites du Procureur.
Curieusement, ils se sont heurtés à des obstacles inattendus et nous avons
toutes les peines du monde à comprendre leur logique.
Donnons un exemple : de précieuses informations ont
été fournies sur quelques cibles depuis près d'une année et nous nous
rendons compte qu'aucune arrestation n'est intervenue alors que les informateurs
bien au courant de l'endroit où se cache les fugitifs recherchés étaient prêts
à collaborer pour les mettre aux mains du TPIR. Pire encore, les informateurs
de ces délicats dossiers sont complètement abandonnés à eux-mêmes alors que
le Tribunal leur avait promis son concours. Outre les frais dépensés
individuellement par nos membres engagés dans cette collaboration avec les
services du Procureur qui ne leur ont jamais été remboursés contrairement aux
promesses faites par ces derniers, ces informateurs et témoins sont victimes
d'une véritable machination et sont des laissés pour compte d'une institution
judiciaire internationale qui les a lancés dans une situation qu'ils n'ont ni
cherchée ni initiée.
Lorsque les enquêteurs en charge de ces affaires
sont interrogés sur les raisons d'un tel comportement, soit ils répondent avec
hypocrisie, soit ils tiennent des propos méprisants et arrogants à l'égard
des informateurs. Nous avons du mal à comprendre ce manque de sincérité et
cette attitude méprisante de ces enquêteurs, étant donné que personne
d'entre nous n'est allé à leur premier contact. Ce sont eux qui sont venus
nous chercher chez-nous pour nous proposer une collaboration avec le Tribunal.
Nous avons eu la sagesse d'accepter de fournir notre assistance dans l'intérêt
de la justice. Pourquoi ne respectent-ils pas ce qu'ils ont promis de faire? La
conséquence de tout cela est que les informateurs vivent dans la hantise
quotidienne dans la mesure où ils ont pris le risque de fournir des
renseignements pouvant leur coûter la vie.
La question que ce cas de figure nous pose est simple
: si le Tribunal n'est pas prêt pour arrêter des criminels prétendument
recherchés en priorité, pourquoi dérange-t-il nos membres en leur demandant
de collaborer avec lui? Cette situation nous préoccupe beaucoup et nous en
appelons au Procureur de nous expliquer les raisons d'une telle attitude de ses
agents. Les services du Procureur devraient savoir que sans la collaboration des
témoins, aucune enquête ne peut aboutir et aucun procès ne peut se dérouler
convenablement. Nous réservons à ses agents un accueil humain et un respect
qui convient, nous demandons de leur part la réciprocité. C'est la moindre des
choses.
Recommandations
1)
Nous demandons au Greffier du TPIR, au Procureur et aux Juges des trois
Chambres de première instance de prendre toutes les mesures nécessaires et
efficaces pour faire respecter l'intégrité physique, mentale et morale des témoins
à charge avant, pendant et après leurs dépositions. Une assistance
psychologique, médicale et matérielle appropriée est vivement souhaitée. Il
serait souhaitable de leur fournir l'assistance permanente d'un médecin
psychiatre ou d'un spécialiste des traumatismes psychologiques.
2)
Une attention particulière doit être accordée aux victimes d'actes de
viol et d'agression sexuelle. Le parquet doit effectuer à leur égard un
travail solide de préparation au contre-interrogatoire et doit les assister
activement à chaque étape de leurs dépositions.
3)
Des règles précises pour la conduite du contre-interrogatoire doivent
être déterminées en vue de mettre fin au manque de respect des témoins
affiché par les avocats de la Défense. Des sanctions claires et précises
devraient être prévues contre les avocats qui outrepassent leur rôle
d'assistance judiciaire. Il en est ainsi de ceux qui diffusent des propos négationnistes,
ceux qui injurient les victimes et qui dénigrent l'œuvre de justice du TPIR.
4)
Un contrôle plus poussé des agissements des détenus doit être effectué
en vue d'éviter que ces derniers établissent des actes de menace et
d'intimidation à l'encontre des témoins. Les sites Internet des détenus ne
devraient pas être autorisés et les fournisseurs d'accès à ces sites
devraient être traduits en justice.
5)
L'attribution aux accusés des conseils commis d'office doit être une
exception et non une règle comme cela est d'usage au TPIR. Des enquêtes
financières doivent être soigneusement menées sur les biens des suspects et
des accusés pour éviter le recours abusif à l'état d'indigence qui a été
la source de malversations et de détournement de fonds.
6)
Tous les fonctionnaires incompétents du Parquet, du Greffe et des
Chambres devraient quitter le TPIR. Une meilleure transparence dans le
recrutement des agents doit être adoptée en vue de privilégier les compétences
intellectuelles, professionnelles et humaines des candidats. En général, les
avocats de la défense sont plus compétents que les avocats généraux du
Parquet, ce qui contribue au déséquilibre des débats et peut conduire à des
acquittements inacceptables et injustifiables.
7)
Les contrats des fonctionnaires rwandais du TPIR et de la défense contre
lesquels il existe des indices sérieux de participation au génocide devraient
être immédiatement résiliés. Il est inacceptable que les auteurs des crimes
odieux vivent dans l'aisance grâce à une juridiction qui est censée les
juger. La présomption d'innocence ne doit pas être un prétexte de protection
des criminels.
8)
Les honoraires accordés aux avocats de la défense et à leurs équipes
d'enquêteurs sont surévalués. Ils devraient être calculés conformément à
plusieurs indices objectifs, notamment la situation économique du Rwanda et
d'Arusha. L'on peut aussi rémunérer les avocats en suivant le revenu qu'ils
obtiennent dans leurs cabinets respectifs. Cela permettrait au TPIR de cesser d'être
une source d'enrichissement de certains de ses intervenants et de ses
collaborateurs.
9)
Le TPIR doit se soucier d'être proche du peuple rwandais. Il est à cet
effet recommandé au Greffier et aux juges du TPIR d'organiser la tenue des
audiences et des procès au Rwanda. L'éloignement du TPIR par rapport au peuple
rwandais est un obstacle majeur à la mission de réconciliation nationale que
prétend accomplir cette juridiction.
10)
Le Conseil de sécurité doit sans délai adopter des dispositions prévoyant
l'indemnisation des victimes du génocide tutsi. Nous recommandons la création
d'un fonds d'indemnisation des victimes du génocide des Tutsi et nous
souhaitons que les associations représentatives des victimes soient activement
partie prenante des décisions concernant les modalités de réparation.
11)
Le Conseil de sécurité est prié d'accorder au TPIR un délai suffisant
pour juger tous les suspects que le Procureur entend poursuivre. Nous estimons
que la réduction considérable du nombre de suspects de la liste
"Gamma" est une manière de sacraliser l'impunité des génocidaires.
Des enquêtes devraient être poursuivies pour tous les suspects figurant sur
cette liste et au-delà de la date butoir de 2004 imposée au Procureur pour
qu'il termine ses enquêtes et poursuites.
12)
Les procès non encore achevés devraient être menés au-delà de l'année
2008 actuellement prévue pour la cessation des travaux du TPIR. Dans le cas
contraire, nous recommandons la transmission de tous les dossiers des suspects
de génocide à la Cour pénale internationale plutôt qu'aux Etats où résident
les présumés génocidaires.
13)
Des réformes approfondies devraient être effectuées au sein des
services du Procureur pour adopter des voies et moyens permettant des
arrestations rapides et efficaces des suspects ciblés par la section des enquêtes
et poursuites. Le Conseil de sécurité devrait prendre des sanctions contre des
Etats qui protègent des suspects particulièrement recherchés.
Les signataires :
Pour
IBUKA Mémoire et Justice Section
Belgique,
François Kayitakire, Président
Pour
IBUKA Mémoire et Justice Section Suisse,
Gilbert Tshondo, Président
Pour IBUKA Mémoire et Justice Section France,
Espérance Brossard, Présidente
Pour
Le Collectif des Parties Civiles pour le
Rwanda en France,
Alain Gauthier, Président
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