LA
LIBERTÉ, FRIBOURG
8
octobre 2005
En
tenue rose comme des milliers d'autres détenus, Guy Theunis est emprisonné à
Kigali. KEYSTONE
Accusé
d'incitation au génocide, le Père Theunis devrait être transféré en
Belgique.
Kigali
enferme un témoin gênant
L'arrestation
du Père belge Guy Theunis est troublante. Y aurait-il un lien avec la procédure
ouverte par Madrid contre le FPR au pouvoir au Rwanda pour le meurtre de
missionnaires espagnols? Décryptage.
Magalie
Goumaz/ Roger de Diesbach
Au
début septembre, un Père blanc d'origine belge, Guy Theunis, quitte Goma, au
Congo, où il a participé à un séminaire sur la communication non violente,
pour regagner la Belgique. L'avion via Kinshasa est annulé pour des raisons
techniques. Guy Theunis passe alors par le Rwanda tout proche, où il a vécu de
1970 à 1994. 24 heures plus tard, soit le 6 septembre, il est arrêté à l'aéroport
de la capitale Kigali.
Emprisonné
puis amené le 11 septembre devant une «gacaca», tribunal populaire chargé de
juger les auteurs de massacres commis durant le génocide, il est entendu et répertorié
par les juges dans la première catégorie, celle des planificateurs du génocide,
passibles de la peine de mort. Vu la gravité du cas, la «gacaca» transmet le
dossier à la justice ordinaire. Après intervention de Bruxelles, Kigali vient
d'accepter de l'extrader vers la Belgique.
Voilà
pour les faits. Mais pourquoi Guy Theunis a-t-il été arrêté onze ans après
le génocide alors qu'il ne se savait pas recherché? Les experts du Rwanda que
sont Alison Des Forges, de Human Rights Watch, et les professeurs français André
Guichaoua et belge Filip Reyntjens font le même constat: l'affaire Theunis sert
d'autres causes.
Grandes
manoeuvres
Le
régime rwandais a entamé de grandes manoeuvres pour sauver sa peau et cacher
sa responsabilité dans des massacres commis avant, pendant et après le génocide.
Pour cela, il traque les éventuels témoins, dont Theunis, et toutes les voix
critiques du pays. S'il a mis une vitesse supérieure en appréhendant un étranger,
c'est que les échéances se bousculent. Il y a d'abord le rapport du juge français
Jean-Louis Bruguière. Transmis il y a plus d'une année et demie au Parquet
parisien, «La Liberté» a pu révéler qu'il documente l'implication du Front
patriotique rwandais (FPR) de l'actuel président Kagame dans les massacres et
assassinats de personnalités rwandaises mais surtout dans l'attentat contre
l'avion transportant l'ancien président Habyarimana. Attentat dont on dit qu'il
a été l'élément déclencheur du génocide.
Une
autre procédure préoccupe Kigali au plus haut point: celle engagée par la
justice espagnole qui a ouvert des investigations contre le FPR concernant la
mort de six missionnaires et trois humanitaires espagnols, assassinés au Rwanda
entre 1994 et 2002. Parmi les missionnaires, le premier sur la liste est le Père
Blanc Joachim Vallmajo.
En
arrêtant Theunis, les autorités rwandaises - outre qu'elles rappellent le rôle
ambigü de l'Eglise à cette période - discréditent un témoin clé de la procédure
espagnole car Theunis peut documenter les abus commis par les militaires du FPR.
«Sinon, pourquoi arrêter Theunis alors que les Pères Blancs sont toujours au
Rwanda et qu'il aurait été plus logique d'appréhender un des missionnaires
sur place. Ils ont été accusés mille fois de complicité!», s'exclame André
Guichaoua, sociologue et expert au Tribunal pénal international pour le Rwanda.
«Je
n'ai jamais vu ça»
Alison
des Forges était à Kigali au moment de l'arrestation de Theunis et a assisté
à la «gacaca». «Je n'ai jamais vu ça», témoigne-t-elle. «La discussion
entre personnes d'une même communauté est habituellement au centre de ces
juridictions traditionnelles. Là, on a vu des gens bien placés du FPR se
lancer dans des discours préparés à l'avance.
L'historienne
américaine évoque aussi une possible implication d'un élu FPR qui aimerait
mettre la main sur «Dialogue» qu'animait Theunis. La revue éditée en
Belgique dérange au Rwanda. Même si Theunis n'en fait plus partie, il y est
toujours associé. Kigali pourrait vouloir mettre cette revue au pas car elle
est très critique envers l'actuel gouvernement. Il s'agit d'une des dernières
voix discordantes. En janvier 2005, la Liprodhor, principale organisation des
droits humains, a été reprise en mains par des membres du FPR.
Filip
Reyntjens, chercheur à l'Université d'Anvers, constate que «tous les espaces
de liberté sont attaqués au Rwanda. A travers Theunis, ce sont les Pères
Blancs, l'Eglise, la revue «Dialogue» et les esprits critiques, dont moi, qui
sont visés».
Theunis
devrait donc être transféré en Belgique. Contre quoi? L'extradition de génocidaires
rwandais arrêtés en Belgique? La reprise de la liaison aérienne qu'effectuait
une compagnie rwandaise transportant du coltan congolais vers Bruxelles et
aujourd'hui sur liste noire?
Pour
Filip Reyntjens, Kigali s'est tout simplement rendu compte que le dossier «Theunis»
était vide et veut éviter de perdre la face. «Les autorités ont couvert
l'activisme du comité antigénocide qui se livre à une véritable chasse aux
sorcières. Certains se rendent compte de la faiblesse de leurs preuves et
voudraient remettre le Père Theunis aux Belges. Ce qui n'est pas encore fait»,
commente pour sa part André Guichaoua. I
Le
génocide
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Le déclenchement
de la guerre au Rwanda, en 1990, par le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul
Kagame, a débouché sur le génocide d'avril 1994. Il y aurait eu près de 800 000
morts lors de cent jours de massacres durant lesquels les extrémistes hutus
s'en sont pris à la minorité tutsi et aux hutus modérés.
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Le FPR est
aujourd'hui au pouvoir au Rwanda et son président Paul Kagame tient un pays
meurtri d'une main de fer.
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Les extrémistes hutus
sont pour leur part jugés. A Arusha en Tanzanie pour les hauts responsables,
devant la justice rwandaise ou alors les «gacaca», tribunaux populaires. En août,
le Gouvernement rwandais a relaxé 36 000 prisonniers, le système
judiciaire n'étant plus en mesure de faire face aux 80 000 détenus.
Theunis,
un curé qui en sait trop
«Nous
ne l'oublions pas
et n'aurons de cesse de clamer son innocence et de nous mobiliser pour obtenir
sa libération.» C'est ainsi que Reporters sans frontières vient de voler au
secours du Père Guy Theunis, qui était son correspondant au Rwanda de 1992 à
1993.
Et
cette organisation qui lutte pour la liberté de la presse d'ajouter: «Le Père
Theunis a toujours défendu des idées de tolérance et de respect d'autrui. Il
a passé sa vie à combattre le racisme et la haine ethnique et, aujourd'hui, il
se retrouve accusé d'incitation au divisionnisme! Nous sommes scandalisés par
le comportement du Gouvernement rwandais. Il y a très certainement un règlement
de comptes politique derrière cette affaire. (...) Dans la revue «Dialogue»
qu'il animait, le Père Theunis permettait à tous ceux qui prônaient la réconciliation
de s'exprimer, y compris les opposants au président Paul Kagame.»
Nous
avons retrouvé
plusieurs numéros de «Dialogue», dont ceux qui ont suivi le génocide et ont
été imprimés à Bruxelles. Nulle trace de propos génocidaires dans ces numéros,
mais de l'information souvent courageuse et la publication de rapports pointus
de Human Rights Watch ou de Arms project sur les ventes d'armes au Rwanda par
l'Afrique du Sud, l'Egypte et la France. Si la revue publie en 91 certains
articles de la revue extrémiste hutue kangura, elle souligne leur tendance
raciste et estime que cette presse «pourrait rendre l'atmosphère du pays
irrespirable».
Le
Belge Guy Theunis (60
ans) a été prêtre au Rwanda de 1970 à 1994. A Kigali de 1989 à 1994, il a
surtout travaillé dans le domaine des médias. Il y a dirigé «Dialogue» et réalisait
en outre une revue de la presse rwandaise pour quelque 150 abonnés, dont
plusieurs ambassades. Parlant la langue du pays, le kinyarwanda, il crée et
anime plusieurs associations de défense des droits de l'homme. Parmi elles,
l'Association rwandaise pour la défense de la personne et des libertés
publiques (ADL), dont bon nombre des fondateurs et compagnons du prêtre ont été
assassinés durant le génocide.
Après
1994,
de retour en Belgique, il continue à collaborer jusqu'en 1996 à «Dialogue»
et à Radio Amahoro (radio pour la paix).
Il
est vrai que le journaliste, s'il dénonçait l'extrémisme hutu et les
violences du pouvoir, n'a pas épargné les critiques contre le Front
patriotique rwandais (FPR) de l'actuel président Paul Kagame. Le Père Theunis
n'a pas caché les crimes commis par le FPR depuis 1991.
D'autre
part, si tout le monde est d'accord pour dire que l'attentat contre l'avion des
présidents rwandais et burundais du 4 avril 1994 a mis le feux aux poudres du génocide,
Guy Theunis a souvent dénoncé le manque d'enquête à ce sujet.
Pour
le président Kagame aujourd'hui suspecté d'avoir abattu l'avion des deux présidents,
cet homme pose probablement trop de questions.
Enfin,
Theunis
a affirmé devant le Sénat et une commission d'enquête belges que si la
Belgique et les autres Occidentaux n'avaient pas retiré leurs troupes
d'intervention au Rwanda, une grande partie des massacres aurait pu être évitée.
Mais pourquoi, demande le gêneur, le FPR n'est-il pas intervenu pour que la
Belgique maintienne ses troupes et les utilise à la protection des Tutsi? RdD/MAG
Consternation
chez les Pères Blancs
«Les
accusations contre le Père Theunis qui a consacré sa vie à la liberté de la
presse et à la justice sont incompréhensibles», écrit le Père Gérard
Chabanon, supérieur général des Pères Blancs à Rome.
A
l'Africanum de Fribourg, siège de la Société des missionnaires d'Afrique (Pères
Blancs), plusieurs Pères ont connu et travaillé avec Guy Theunis. Le Père
Jean-Pierre Chevrolet parle de Theunis comme d'un journaliste d'abord, qui sait
trop de choses pour certains: «C'est un battant libre et courageux.» Le Père
Claude Maillard a également connu Guy Theunis au Rwanda: «C'est un homme d'une
honnêteté intellectuelle incroyable. Il n'avait pas hésité à dénoncer les
dérives de l'ancien régime qui voulait l'expulser du Rwanda.»
Les
Pères Blancs comprennent d'autant moins l'accusation de planificateur du génocide
portée contre Theunis que la justice rwandaise n'avait jamais fait état d'un
dossier d'accusation contre lui. Jusqu'ici, il circulait librement au Rwanda.
Concernant
huit fax envoyés par Guy Theunis en avril 1994, les Pères Blancs affirment: «Ces
fax prouvent que Guy Theunis a fait tout ce qu'il pouvait pour faire connaître
au monde les horribles massacres qui se déroulaient au Rwanda. Ils dénonçaient
des tueries commises contre les Tutsi, notamment dans les églises.»
Les
Pères Blancs ont fait l'objet de très nombreuses attaques depuis le génocide
de 1994, principalement par le journaliste C. Terras de la revue française «Golias»
(«l'honneur perdu des missionnaires»). Selon lui, Guy Theunis, un agent belge,
aurait assisté à Giseny à une réunion de planification du parti extrémiste
hutu, un mois avant le génocide. Theunis a nié fermement et exigé un droit de
réponse.
Le dominicain Guy Musy, à Genève, a été l'un des prédécesseurs de Theunis à la revue «Dialogue». Il juge que son accusation est une ignominie et rappelle que plusieurs Tutsi fondateurs de «Dialogue» .