Bernard Kouchner LE MONDE SELON
K."
Bernard Kouchner : "Ce que j’ai à dire…"
NOUVELOBS.COM | 04.02.2009 | 10:44
Américanolâtrie, relations discutables avec le régime rwandais, rapport contesté
sur la Birmanie, juteux contrats de conseiller avec des Etats africains,
soupçons de conflit d’intérêt entre ses fonctions et celles de son épouse,
Christine Ockrent, patronne de l’Audiovisuel extérieur de la France : sur tous
ces points et soupçons, le ministre des Affaires étrangères s’explique.
Le Nouvel Observateur. - Dans son livre, Pierre Péan vous accuse d’être un "américanolâtre"
, un cosmopolite anglo saxon, qui déteste son pays et qui "rêve d’effacer 50 ans
de politique étrangère indépendante de la France".
Bernard Kouchner.- Oui, il a écrit "cosmopolite" , ça vous rappelle quelque
chose ? Les bras m’en tombent. Cette accusation est grotesque et nauséabonde.
N.O. – Le livre vous reproche notamment d’avoir été favorable à la guerre
américaine en Irak..
B. Kouchner.- Je conseille à l’auteur de relire mon article dans Le Monde à
l’époque "Non à la guerre, non à Saddam". J’y écrivais très clairement : il ne
faut pas suivre les Américains, ils nous mentent sur les armes de destruction
massives. Il faut passer par le système des Nations Unies. Amis, alliés, pas
alignés ! J’ajoute, si c’est nécessaire, que pendant une bonne partie de l’année
qui vient de s’écouler, je me suis ouvertement opposé aux Américains, que ce
soit sur le Liban, les relations avec la Syrie, l’entrée de l’Ukraine et de la
Georgie dans l’Otan ou la poursuite de la colonisation dans les territoires
palestiniens. Comme toute l’Europe, nous soutenons la construction d’un Etat
palestinien. C’était le sens de la Conférence de Paris que j’ai organisée. Et
c’est à mon initiative que le Conseil de sécurité de l’ONU a voté la résolution
1860 pour le cessez-le-feu à Gaza, tandis que se déployait la médiation du
Président de la République dans la région.
N.O.- Une bonne partie du livre est consacrée au Rwanda. Parmi les accusations
portées contre vous il y a notamment celle d’avoir imputé le massacre de
l’église de Kibagabaga aux hutus alors qu’ils auraient été assassinés par les
tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, présenté comme votre
ami…
B. Kouchner.- J’y suis allé et dans bien d’autres endroits dont les images me
hantent encore. S’il s’avérait que le FPR est responsable de cette tuerie, bien
évidemment je le condamnerais. Mais il y a une chose que je n’admets pas : c’est
la thèse du double génocide. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de "massacres de
revanche" de la part du FPR ou de groupes tutsis contre les hutus. Mais il n’y a
pas eu des deux côtés la même planification, le même systématisme et le même
nombre de victimes : 800.000. L’armée française avait été chargée d’entraîner
l’armée rwandaise mais j’ai toujours affirmé qu’elle n’avait pas participé au
génocide (cf mon article dans la revue Défense nationale). Par ailleurs, sur le
plan politique, j’ai dit qu’il y avait eu des erreurs d’analyse mais, soyons
clairs, je n’ai jamais pensé que MM. Mitterrand, Balladur, Juppé, Védrine ou
Villepin portaient la moindre responsabilité dans ces horreurs.
N.O.- Votre cabinet a-t-il tenté, comme l’affirme
Pierre Péan, de faire obstacle à l’enquête du juge Bruguière, sur l’attentat
contre l’avion du président Habyarimana qui a déclenché le génocide. Cela dans
le but de renouer avec le pouvoir rwandais.
B. Kouchner.- Non, nous n’avons jamais fait obstacle à cette enquête. Les
Rwandais nous ont demandé la levée des mandats d’amener émis, avant que nous
n’arrivions, par le juge Bruguière contre leurs compatriotes. Nous leur avons
dit que ce n’était pas possible. La justice est indépendante. Un groupe de
travail composé de juristes a indiqué que, si les Rwandais voulaient avoir accès
au dossier, l’un des 9 inculpés au moins devait se rendre à la justice
française. Ce que l’ancien directeur du protocole de Kagamé, Rose Kabuye, a
fait.
N.O.- Le livre vous accuse aussi de n’avoir pas "réagi avec beaucoup d’ardeur",
lorsque vous étiez en charge du Kosovo pour l’ONU aux massacres de Serbes par la
majorité albanaise…
B. Kouchner.- Propos scandaleux et mensongers. Rappelez-vous la tuerie de Gracko
! Chaque fois qu’un Serbe a été assassiné, je me suis rendu sur place auprès des
familles en dépit du danger que cela représentait. Chaque mort serbe me
révoltait. A mon départ, il n’y avait quasiment plus d’assassinats.
N.O.- Passons au rapport que vous avez réalisé pour le compte de Total en
Birmanie. Vous y affirmiez que Total n’utilisait pas de travail forcé…
B. Kouchner.- Et je le maintiens. Mon avantage a été d’aller sur place, où
personne ne s’était rendu. Lorsqu’après plusieurs jours d’enquête, j’ai vu le
fonctionnement des 9 dispensaires créés par Total, j’ai trouvé que ça marchait
bien et qu’il fallait que Total élargisse le périmètre de son action en matière
de santé. Pour le reste, ma conclusion était que je n’avais pas constaté de
travail forcé chez Total. Quant à ma rémunération pour ce rapport je l’ai donnée
à trois ONG : Emmaüs, Aide médicale internationale et la Chaîne de l’Espoir.
N.O.- Il est notoire – les envoyés spéciaux du Nouvel Observateur l’ont constaté
sur le terrain - que l’armée birmane rafle des gens pour les faire travailler
pour son compte. Et qu’elle l’a fait sur le chantier de Total comme ailleurs…
B. Kouchner.- Il est probable que l’armée l’ait fait lors de la construction du
chantier. Lorsque je m’y suis rendu, les travailleurs de Total m’ont garanti
qu’ils n’employaient pas de travailleurs forcés et que la compagnie avait
dédommagé ceux qui l’avaient été et qui ont été retrouvés.
N.O.- Pierre Péan affirme que lorsque vous étiez député européen vous vous êtes
fait domicilier à Spérone, en Corse, pour bénéficier de remboursements de frais
de transports plus élevés…
B. Kouchner.- Calomnie. J’ai été et je reste domicilié à Paris.
N.O.- Le livre évoque également le risque de conflit d’intérêts entre vous et
votre épouse, Christine Ockrent, responsable de l’audiovisuel extérieur de la
France…
B. Kouchner.- Ma femme a été nommée directrice, pas par moi, sur ses qualités
professionnelles largement reconnues. J’ai aussitôt annoncé que s’il y avait
conflit d’intérêt avec Christine Ockrent, c’est moi qui démissionnerais. Et je
le répète.
N.O.- Il se trouve cependant que plusieurs collaborateurs de l’Audiovisuel
extérieur avec lesquels vous auriez eu des conflits ont été sanctionnés…
B. Kouchner.- Je n’ai jamais été mêlé à aucun licenciement et sanction d’un
journaliste de l’audiovisuel extérieur. Et je ne vois pas qui sont ces
journalistes.
N.O.- Leurs noms sont pourtant connus : Richard Labévière, Grégoire Deniau,
Bertrand Coq et Ulysse Gosset qui a été écarté de France 24 après un accrochage
avec vous, à l’antenne…
B. Kouchner. – Il y a eu un seul accrochage. C’était avec Ulysse Gosset. Il a
été vif et public, c’est vrai. Mais Ulysse Gosset lui-même a dit dans une
interview que je n’y étais pour rien si son contrat n’a pas été renouvelé. Par
ailleurs France 24 n’est pas encore sous l’autorité de Christine Ockrent…
N.O.- Venons en aux factures africaines. Les documents qui circulent depuis
quelques semaines et qui sont cités par Pierre Péan, montrent que vous avez
réalisé, à plusieurs reprises des rapports sur les systèmes de santé pour des
Etats africains riches en pétrole et qui ne passent pas, comme le Gabon ou le
Congo-Brazzaville, pour des exemples de démocratie.
B. Kouchner.- Mais enfin de quoi m’accuse-t-on ? J’ai toujours agi dans la
légalité et la transparence, déclaré mes revenus, payé mes impôts. Je n’ai
jamais signé un seul contrat avec un Etat africain. Jamais. J’ai été un des
consultants d’une entreprise française – Imeda – dans un domaine que je connais
: celui de la médecine et de la santé publique. J’ai travaillé à un projet
auquel je tiens : l’assurance maladie pour les africains, qui permettra aux
indigents d’être pris en charge. Au Gabon, une loi de janvier 2007, votée à la
suite de mon travail qui a duré trois ans, instaure un "régime obligatoire
d’Assurance maladie" et j’en suis fier. J’ai aussi travaillé au Nigeria, au
Bénin, mais également en Ukraine, en Roumanie, en Pologne. Y-a-t-il quelque
chose de choquant qu’un ancien ministre de la santé, qui a fait pendant des
dizaines d’années des missions humanitaires pour Médecins sans Frontière - Prix
Nobel de la Paix je le rappelle -, Médecins du Monde et bien d’autres sans
toucher un centime, rédige des rapports permettant à des pays africains
d’améliorer leur système de santé ? Pour ce travail, j’ai été rémunéré à un
tarif inférieur à ceux pratiqués, à l’époque, par les consultants de la Banque
mondiale ou de l’OMS.
N.O.- C'est-à-dire…
B. Kouchner.- Sur trois ans de travail, j’ai gagné un peu moins de 6000 euros
par mois après impôts. BK Conseil et BK Consultants que j’avais créées ont été
fermée pour la première et mise en sommeil pour la seconde lorsque j’ai été
nommé au Quai d’Orsay.
N.O.- Etait-il normal qu’après votre arrivée au Quai d’Orsay, vous nommiez le
patron d’Imeda, Eric Danon, ambassadeur à Monaco et que ce dernier, dès son
arrivée en poste, réclame au gouvernement gabonais le versement des 817 000
euros qui restaient dus à sa société et à Africa Steps, société dont l’un des
fondateurs a été en 2002 votre futur conseiller de presse [présent lors de cet
entretien] Jacques Baudouin ?
B. Kouchner.- Jacques Baudouin et moi avons immédiatement mis un terme à nos
activités en arrivant au Quai d’Orsay. Quant à Eric Danon, il est diplomate de
carrière, et sur cette question de droit, le comité d’éthique du ministère va se
prononcer prochainement.
N.O. - Avez, vous, comme l’affirme Péan, réclamé à Omar Bongo, après votre
arrivée au Quai d’Orsay, le paiement des sommes dues à Imeda et Africa Steps?
B. Kouchner.- Encore une façon de jeter le doute ! Je suis venu lui dire que je
ne pouvais plus m’occuper du système gabonais d’assurance maladie.
N.O.- Avez-vous l’impression d’être la cible d’une entreprise de déstabilisation
?
B. Kouchner. – Je crois que c’est assez clair.
N.O.- Qui, dans ce cas, est derrière cette entreprise ?
B. Kouchner.- J’ai quelques hypothèses. La première, c’est la jalousie. Dans
certains cercles, on n’aime pas la réussite. Pas la mienne en l’occurrence,
celle d’un homme qui est resté populaire, hors du gouvernement ou dans le
gouvernement qu’il soit de gauche ou de droite. Certains continuent de penser
que j’ai abandonné la gauche - bien que je reste social démocrate et que je
n’aie pas l’intention d’adhérer à l’UMP. J’agace aussi à droite où certains me
trouvent illégitime. Certains réseaux me détestent. Lesquels ? Certainement les
nostalgiques des années 30 et 40 et tous les révisionnistes, ceux d’hier et ceux
qui, aujourd’hui, réécrivent l’histoire du génocide tutsi au Rwanda.
Propos recueillis par René Backmann et Vincent Jauvert