Colloque à Paris
04.04.03
Sript intégral et sous-titrage réalisés par le secrétariat du collectif
AJIIR
Le colonel Luc Marchal est le premier officier supérieur qui est mis en accusation par la cour militaire de son propre pays dans les cent dernières années de l'histoire belge. Il devrait répondre selon l'auditorat militaire belge, des crimes des dix casques belges mort le 7 avril 1994, alors que le Colonel était chargé d'assurer la sécurité de la ville de Kigali dans le cadre de la Mission des Nations Unies pour le Rwanda. Au lieu de chercher la vérité sur les mobiles de ces crimes et les circonstances de la morts des casques belges à Kigali, la Belgique préfère mettre en accusation le Colonel pour l'obliger à se taire. Mais, maintenant Luc Marchal a commencé à parler. Je pense qu'il faut l'encourager et le l'ai invité à participer à ce colloque pour qu'il puisse livrer au monde le témoignage de qu'il a précisément vu et entendu. La parole est au Colonel Luc Marchal.
Je ne crois pas que ceux qui sont au fond de la salle pourront m'entendre si je reste assis. Je vais donc me lever (applaudissements).
Mesdames, Messieurs,
Bon après midi. Deux petites précisions :
Tout d'abord, j'étais Commandant de la mission spéciale des Nations Unies au Rwanda, et j'avais sous mon commandement des soldats de 14 nationalités différentes. Donc, j'avais non seulement la responsabilité des belges, mais aussi la responsabilité administrative de ces 14 nationalités sous mon commandement.
Ensuite, pour paraphraser Maître Degli, je ne suis ni l'homme des hutu, ni l'homme des tutsi, je suis tout simplement un citoyen du monde qui me suis retrouvé à un moment donné, confronté à des événements historiques, et ces événements ont tellement changé la face des choses, j'estime, en tant qu'acteur de ce type d'événements, je ne peux pas faire autrement que de témoigner de ce que j'ai vu. Et donc c'est à ce titre que je me trouve aujourd'hui devant vous.
Il y a 9 ans, jour pour jour, que le 4 avril 1994, nous étions un lundi de Paques, et ce jour-là, tous les acteurs du processus de paix, pour des raisons étrangères les unes aux autres, retenaient leur souffle dans l'attente de la décision que devait prendre le lendemain le conseil de sécurité des Nations Unies au sujet de l'avenir de la MINUAR. Au regard des événements tragiques qui amenèrent l'élimination physique des Présidents Habyalimana et Ntaryamira, je me demande du reste s'il ne serait pas plus approprié de parler plus d'un processus de guerre que d'un processus de paix.
En consultant à cette date du 4 avril (94), le journal de bord dans lequel (ndrl : un carnet de couleur jaune, format poche), je consignais journellement mes faits et gestes que j'étais amené de faire, je vois écrit en début de journée : 4 mois de présence au Rwanda. - En effet, j'étais arrivé le 4 décembre 1993 - Quatre mois de présence au Rwanda. Combien encore ? Ceci dit, ces quelques mots résumaient parfaitement dans quel état d'esprit je me trouvais à cette époque là. Je suis en fait tiraillé entre l'optimisme ou l'espoir et l'inquiétude. L'espoir, par ce que les signes, de plus en plus précis, permettaient de croire enfin sérieusement, à une mise en place, des institutions de transition. Mais d'inquiétude aussi, par ce que l'échec de deux dernières tentatives de mise en place du gouvernement de transition à base élargie (GTBE), qui s'étaient passées le 25 et le 28 mars (1994), laissaient poindre, dans le chef du FPR, comme un refus d'aller de l'avant, laissant ainsi la porte ouverte à des dérapages, comme cela fut le cas dans les mois qui ont précédé l'attentat.
Quatre mois de présence au Rwanda, disais-je, cela semblait beaucoup et peu à la fois. Peu, parce que nous n'en étions qu'au 4ème mois d'une mission, qui devait en principe durer 22 mois. Beaucoup, car les journées que nous vivions étaient toujours trop courtes pour relever les défis quotidiens que nous devions affronter. Cela nous imposait véritablement un rythme d'enfer, que nous ne voyions pas vraiment les jours se passer les uns après les autres.
Quand je repense à cette période, et à la période qui a précédé mon départ au Rwanda, eh bien, je me rends compte que ma vision de la problématique rwandaise, qui était la mienne à l'origine, eh bien avait connu une sérieuse évolution au fil des semaines et des mois.
Au moment où je me préparais à quitter la Belgique pour le Rwanda, fin décembre 1993, je savais exactement, au sujet de la situation interne du Rwanda, et des parties en présence. Mais par la fonction que j'occupais avant mon départ, j'étais attaché au cabinet du Ministre de la Défense, de par aussi une expérience de 5 ans, au Congo-Zaïre, dans le cadre de la coopération technique militaire, de par aussi la participation à 2 opérations armées dans ce pays, eh bien j'avais le sentiment, et je crois bien légitime à l'époque, de disposer de la bonne information sur le Rwanda. Je pensais bien humblement aujourd'hui, que par rapport à ce que j'ai découvert aujourd'hui, eh bien que je savais en réalité fort très peu de choses.
A la mi-93, le Rwanda était loin de faire la Une des médias en Belgique, et de plus, ce que l'on pouvait y lire, y entendre et y voir, était plus des clichés et des idées toutes faites, que d'une réelle information objective sur ce qui se passait dans ce pays. Je suis tout à fait conscient d'avoir été, à l'instar de beaucoup d'autres personnes, conditionné par cet environnement médiatique, et avoir partagé de façon quelque peu simpliste, la vision qui prévalait à cette époque, à savoir ; le FPR, Mouvement représentant la minorité, se trouvait par définition du coté des bons. Tandis que les autres se trouvaient forcément du coté des mauvais. Cette caricature était d'autant plus encrée dans les esprits, qu'en matière des relations publiques, le FPR savait nettement mieux s'y prendre que la partie gouvernementale, dont le représentant en Belgique était loin de disposer d'un sens aigu de la communication. Cela fait qu'on entretien des images aux expressions les plus faciles.
J'ai eu également 10 mois avant mon départ, l'occasion de rencontrer le Major à l'époque, Paul Kagame, et Monsieur Bihozagara, qui effectuaient une tournée de certaines capitales européennes, afin de présenter leur point de vue du Front Patriotique Rwandais, sur les négociations en cours à Arusha. J'avais été mandaté par le Ministre pour recevoir cette délégation en visite à Bruxelles. Et je me souviens qu'à l'issue de l'entretien, le major Paul Kagame me dit : «nos points de vue, à entendre les points de vue du FPR et de la partie gouvernementale, nos points de vue semblent éloignés, mais vous verrez que nous finirons par nous entendre ».
Trois mois plus tard quand ils ont signé les accords de paix d'Arusha, je me suis dit que la volonté de construire un autre Rwanda, devenait peut-être une réalité et que c'était un bon signe pour la suite des événements.
Ce préambule avait pour seule finalité de souligner que je ne me suis pas lancé dans l'aventure rwandaise en aveugle ou comme un téméraire qui se jette à l'eau pour apprendre à nager. C'était un choix délibéré de ma part, une expression d'une volonté réelle, de mettre mes connaissances au service du bon déroulement du processus de paix, décidé à Arusha.
MINUAR-FPR : collaboration à couteaux tirés
Entrons dans le vif du sujet. Une fois sur place à Kigali, il ne m'a pas fallu très longtemps, pour me rendre compte de deux réalités : la première, c'est qu'il ne suffit pas de prononcer le mot paix, pour mobiliser et focaliser toutes les énergies dans cette même et unique direction. La seconde c'est que dans le cadre de l'exécution du protocole d'accord de la zone de consignation des armes, une zone d'un rayon de 15 km tout au autour de la ville de Kigali, dans laquelle l'armement était conditionné par certains critères, je dois dire que la qualité de la réponse de deux parties était loin d'être égale.
Pour synthétiser cet aspect des choses, je dirais que du coté des forces gouvernementales, armée et gendarmerie confondues, une réelle bonne volonté existait. Tout n'était pas parfait, loin de là, mais il y'avait manifestement une volonté de pouvoir appliquer ces dispositions. Par contre du coté du FPR, eh bien je trouve pas d'image plus exacte de la réalité vue, que l'expression que j'ai moi-même utilisé dans mon livre « Rwanda la descente aux enfers », à savoir; « une collaboration à couteaux tirés ». J'imagine que cette expression est suffisamment explicite pour tout le monde. Et, ceci dit, je crois qu'on ne peut pas me taxer d'un parti-pris quelconque, puisque comme je l'ai expliqué, j'étais moi-même conditionné par les schémas réducteurs et pro-FPR dans les médias belges, qui se faisaient l'écho dans le monde entier.
Quelques éléments de témoignage sur l'attentat du 6 avril 1994.
J'en viens au témoignage en relation avec l'attentat du 6 avril 1994. Peu de temps après les troubles violents de la fin février (1994) ; pour rappel, suite à l'assassinat de Félicien Gatabazi le 21 février 1994 à Kigali puis de Martin Bucyana le lendemain à Butare, Félicien Gatabazi était Ministre des travaux Publics et Martin Bucyana était président du Parti de la CDR (Coalition pour la Défense de la République), eh bien, la capitale connut plusieurs jours d'émeutes sanglantes.
Elément 1 : La question du colonel français Guyssac et l'intérrogation de Habyalimana
Donc peu de temps après cette période troublée, l'attaché défense près de l'ambassadeur de France au Rwanda, le colonel Guyssac, vient me rendre visite à mon Quartier Général. On peut imaginer que pareille démarche n'est jamais désintéressé, et que la courtoisie n'en était certainement pas le seul motif. Après quelques propos à caractère général, le colonel Guyssac me demande à brûle-pourpoint : «avez-vous la certitude que le FPR ne camoufle pas de missiles sol-air au sein du CND ?». C'était un endroit où les notables et les forces du FPR étaient cantonnés. La question me fit sursauter. Par ce qu'au cours d'un entretien qui s'était déroulé fin janvier (1994) avec le président Habyalimana, celui-ci avait déjà exprimé semblable préoccupation. Cette question me laissa perplexe, étant donné que je ne pouvais exclure, une éventuelle intoxication de la part de mon interlocuteur. Toutefois, les détails qu'il me fournit, en appui de son intervention, m'incitèrent à prendre les choses très au sérieux . En conséquence, l'ensemble de la position du FPR sera passé au peigne fin, de façon à déceler l'éventuel indice de camouflage de containers refermant de missiles sol-air, mais sans résultat tangible.
Etrange quand-même, qu'environ un mois avant l'attentat, et plus encore si on prend en compte l'interrogation exprimée par le président Habyalimana en janvier (94), étrange donc que cette question soit posée de façon aussi précise et aussi dynamique. Cela constitue en tout cas des suggestions d'une réelle inquiétude de la part de certains acteurs, dans la capacité possible de déstabilisation de l'Etat par le FPR en vue de s'emparer du pouvoir.
Elément 2 : L'audience avec le Général Nsabimana au 30 mars 1994
Mais ce qui me restera certainement comme l'élément le plus significatif en relation avec le rôle joué par le front (FPR) avant l'attentat, est une conversation, que j'eus exactement 7 jours avant cet attentat, avec le Chef d'Etat Major des Forces armées rwandaises (Général Déogratias Nsabimama). Ce jour-là, nous étions le 30 mars 1994, entrain d'inspecter différentes postions tactiques disposés au nord de la capitale. Après cette inspection, j'avais demandé au Général Nsabimana de pouvoir le rencontrer, afin de lui faire part de mes constatations. Je me retrouve donc en fin de journée, face à un homme que je sens profondément préoccupé. Et je peux comprendre, que l'opérationalité de cette force avait de quoi susciter des craintes. Ce que j'ai vu sur les positions tactiques, positions sensées parer les axes de progressions vers la capitale était un spectacle affligeant d'un point de vue militaire. Par conclusion assez simple, les unités qui se trouvent sur ces positions sont incapables d'arrêter qui que ce soit. Et moins certainement, les combattants du FPR.
Elément 3 : Les paroles de Nsabimana résonnent et interpellent encore avec intensité Luc Marchal
Mais là n'est pas l'objet de ma visite. J'aborde donc avec le Chef d'Etat Major, les distorsions constatées par rapport aux dispositions de la zone de consignation des armes. Et on convient de commun d'un plan de mise en conformité. Le sujet épuisé, l'entretien se poursuit. Comme si le Général tenait encore à me dire quelque chose d'autre. Durant quelques minutes, nous parlons de tout et de rien, et en bon rwandais, il me parla de bovidés. Pour vous dire qu'on a vraiment parlé de tout. Et puis, sans concessions, et d'une voix teinté d'une réelle anxiété, il me dit ceci : « je crains que le FPR ne déclenche le guerre dans les prochains jours. Les renseignements dont je dispose ne laissent malheureusement aucune place au doute. Depuis plusieurs semaines, il constitue en Ouganda, le long de la frontière, les stocks de munitions et d'équipements. Bref, tout ce qu'il faut pour appuyer une opération militaire d'envergure». Je lui rétorqua que c'était « impensable, que le FPR ne pouvait pas se permettre pareille aventure sous le regard de la communauté internationale ». A cela il me répond : « le FPR n'a que faire de telles considérations. L'erreur que vous, MINUAR commettez, est de lui prêter le même raisonnement que le vôtre. Mais la réalité est bien différente. Le Front est un mouvement révolutionnaire, et c'est en tant tel qu'il raisonne et qu'il se fixe ses propres objectifs ». Et il conclut en me disant : « contre des révolutionnaires, si vous n'adoptez pas les mêmes méthodes, vous serez toujours perdants ». Je dois préciser que ces paroles m'en branlèrent profondément. Et que depuis, elles ne cessent de résonner dans mes oreilles, et m'interpellent toujours avec une pareille intensité. Les événements démontrèrent, malheureusement, que le Général Nsabimana avait raison.
Elément 4 : la constitution des réserves importantes du FPR
En effet l'ampleur et la durée de l'offensive militaire menée par le FPR et en particulier le 7 avril (94), sont des éléments qui non seulement rendent toute improvisation impossible, cela veut dire que le FPR ne pouvait pas, suite à l'attentat, subitement mener une opération militaire pareille sans le préparer. Pareille opération exige en outre, une longue préparation. Pareille opération aurait été irréalisable, sans la constitution préalable de réserves importantes, seules capables de maintenir la continuité et le volume de l'offensive.
Elément 5 : refus, menaces, pas de souci de négociation en vue d'arrêter les massacres
D'autres éléments tel que le refus systématique du Front de répondre aux différentes propositions de cessez-le-feu, formulées à partir du 7 avril (94) par les officiers modérés des Forces Armées mais aussi par la MINUAR, ainsi que les menaces proférées par le Front à l'égard des casques bleus ghanéens déployés dans la zone démilitarisée et menaces proférées également à l'égard des troupes étrangères venus sortir du pays leurs ressortissants, sont autant de détails concrets de signes objectifs, que le Front n'avait plus pour souci, pour autant que ce fut un jour le cas, de privilégier la négociation, afin de permettre, malgré la crise, d'arrêter les massacres et de mettre en place les institutions de transition, et de poursuivre le processus de paix.
Elément 6 : les signes qui ne trompent pas
Dernier élément que je soumets à votre réflexion est aussi un épisode qui m'a fortement impressionné et qui a suivi peu de temps l'attentat. C'est le 6 avril (94), vers 2h - 2 h 30 après que l'avion présidentiel eut été abattu, je me suis retrouvé en compagnie du général Dallaire à l'Etat Major de l'Armée. Un comité de suivi composé des officiers supérieurs de l'armée et de la Gendarmerie s'y était constitué, afin d'analyser la situation et de prendre les mesures d'urgence qui s'imposaient suite à la disparition du chef de l'Etat et du Chef d'Etat-major de l'Armée. A aucun moment, et j'insiste, à aucun moment, je n'ai éprouvé de sentiment que je me trouvais face à des gens qui avaient organisé un coup d'Etat. Malgré le temps qui passe, le souvenir que je garde de ce moment historique, et toujours très précis dans ma mémoire, je sais que je me suis retrouvé en face d'hommes profondément désemparées par ce qui venait d'arriver. Leur façon de se comporter, l'intonation de voix, un doute exprimé, l'expression des visages, une question qui laisse percevoir la peur, sont des signes qui ne trompent pas. Sans la moindre hésitation, j'inclus également dans cette appréciation le Colonel Bagosora, du moins, pour les premières heures qui ont suivi l'attentat sur l'avion présidentiel.
J'ai la ferme conviction que si les organisateurs de l'attentat s'étaient trouvé en moment-là autour de la table, cette réunion se serait déroulé tout à fait autrement. Et qui plus est, dans pareilles circonstances, la MINUAR était franchement invitée à participer à cette réunion.
Quelle conclusion tirer de tout ceci ? Pour moi, une chose me parait incontestable aujourd'hui, que 9 ans après les faits, le ou les commanditaires de l'attentat du 6 avril 1994 ne sont toujours pas identifiés officiellement. C'est une situation intolérable au regard de ces centaines et de centaines milliers d'enfants de femmes et d'hommes qui depuis cette date ont perdu la vie, sans parler de ceux et celles qui souffrent dans leur chair, et ceux qui ont tout perdu. La mémoire de ces disparus exige ni plus ni moins, que les vrais responsables de cette tragédie de la démesure, soient enfin démasqués aux yeux du monde et répondent de leur crimes face à l'histoire. Tant, que ce ne sera pas le cas, je veux espérer, que la détermination de ceux et celles qui veulent absolument connaître la vérité, ne faiblira pas. Et qu'il me soit ainsi permis de remercier Monsieur Charles ONANA pour son action personnelle, qu'il a avec d'autres, entrepris pour que cette vérité soit enfin révélé officiellement aux yeux du monde entier. Que cette détermination finisse par triompher des forces obscures, qui oeuvrent pour que les oubliettes de l'histoire se referment définitivement sur tous ces êtres humains qui payèrent en gain de tribut, à la soif du pouvoir de certains de leurs semblables.
Je vous remercie de votre attention.
Colonel Luc Marchal