Monsieur le Procureur,
Nous vous écrivons en réponse à votre lettre du 22 juin 2009 concernant
le statut des enquêtes menées par votre bureau sur les crimes commis par
le Front patriotique rwandais (FPR). Comme vous vous en souvenez, Human
Rights Watch vous a
écrit le 26 mai 2009 avant votre rapport au Conseil de sécurité, en
vous exhortant à annoncer votre intention de poursuivre ces affaires
avant l'expiration du mandat du Tribunal pénal international pour le
Rwanda (TPIR). Nous souhaitons répondre à certains points de votre
lettre du 22 juin.
Statut des enquêtes du TPIR
Vous déclarez dans
votre lettre : « La suggestion selon laquelle aucunes enquêtes ni
poursuites n'ont été menées ou qu'elles ont été retardées contre les
membres du FPR à cause de la menace de non-coopération de la part du
Rwanda n'est pas attestée. » Sachez que Human Rights Watch n'a jamais
prétendu que le Bureau du Procureur n'avait pas mené d'enquêtes sur les
crimes commis par le FPR en 1994. Nous sommes tout à fait conscients des
efforts entrepris en matière d'enquêtes depuis votre entrée en fonction
en 2004 et nous vous avons d'ailleurs aidé à rassembler de telles
preuves. Toutefois, ce qui nous préoccupe c'est le fait qu'aucune de ces
enquêtes n'a débouché sur des poursuites devant le Tribunal.
Lorsque vous déclarez que le gouvernement du Rwanda n'a pas usé de
menaces ni suspendu sa coopération avec le Tribunal depuis la reprise
des enquêtes sur le FPR en 2004, vous ne démontrez pas de façon
convaincante l'engagement du gouvernement à rendre la justice aux
victimes de ces crimes. L'une des raisons pour lesquelles le
gouvernement rwandais ne menace ni n'entrave votre travail pourrait être
que vous n'avez pas poussé les enquêtes jusqu'à des mises en accusation.
Justification pour des mises en accusation relatives aux crimes
du FPR
Pour répondre à votre déclaration affirmant que la décision de mettre en
accusation ne sera pas fondée sur des « considérations ou des sentiments
non pertinents visant à maintenir un ‘jeu d'équilibre' en mettant en
accusation ‘toutes les parties' au conflit armé rwandais », nous ne vous
demandons pas de vous livrer à un « jeu d'équilibre ». Nous demandons
juste que vous remplissiez votre mandat de « poursuivre les personnes
responsables de graves violations du droit humanitaire international »
et que vous donniez suite aux preuves crédibles de crimes graves commis
par des officiers supérieurs du FPR qui à notre connaissance ont été
recueillies par votre bureau. Les meurtres commis par des soldats du FPR
à l'encontre de 30 000 personnes, établis et documentés par l'agence des
Nations Unies pour les réfugiés, sont à tous points de vue suffisamment
graves pour mériter d'être poursuivis.
Poursuites menées par le Rwanda pour des crimes du FPR
Dans votre lettre, vous affirmez vouloir mettre les choses au clair en
ce qui concerne les affaires que votre bureau a transférées au Rwanda
pour qu'elles y soient jugées. Vous indiquez que l'affaire Kabgayi,
portant sur le meurtre de 15 civils (dont 13 membres du clergé) en juin
1994, n'était ni la première ni la seule que vous ayez transférée au
procureur général du Rwanda. Nous savons que vous avez transféré
d'autres dossiers au Rwanda, mais tous ces dossiers concernaient de
présumés génocidaires et non des membres du FPR. L'affaire Kabgayi était
la première que vous avez confiée au gouvernement du Rwanda comportant
des poursuites contre ses propres forces armées du FPR, une question
pour laquelle le gouvernement a évidemment une motivation différente à
rechercher la justice.
Vous soutenez que l'affaire Kabgayi n'est pas le premier cas de soldats
du FPR poursuivis par des tribunaux militaires rwandais pour des crimes
commis en 1994. Nous sommes d'accord avec cette affirmation, mais nous
tenons à préciser que c'est la première fois que des soldats du FPR ont
été jugés au Rwanda sur la base de graves allégations si l'on considère
la gravité des crimes réellement commis. Ainsi que nous l'avons
documenté dans notre rapport de juillet 2008
« La loi et la réalité : Les progrès de la réforme judiciaire au
Rwanda », le gouvernement rwandais a engagé des poursuites contre 32
soldats du FPR pour leurs actes en 1994.
[1]
La plupart des accusés étaient de simples soldats ou des militaires peu
gradés et ils ont reçu des sentences relativement peu sévères. Le
gouvernement du Rwanda a jugé ces meurtres comme des actes spontanés
aberrants commis par des soldats peu gradés plutôt que comme des actions
menées sur les ordres d'officiers supérieurs. Dans les documents du
gouvernement rwandais mentionnant ces cas, les crimes étaient qualifiés
de « crimes de représailles » ou « violations de droits humains », et
non de crimes de guerre ou crimes contre l'humanité, et ils ont été
jugés comme des violations du code pénal rwandais. Un test plus utile de
l'engagement du gouvernement rwandais à rendre justice aux victimes des
crimes du FPR consisterait à évaluer si des poursuites judiciaires ont
visé des officiers supérieurs.
Affaire Kabgayi
Nous contestons votre affirmation selon laquelle votre bureau ne dispose
pas de preuves montrant que le massacre à Kabgayi était une opération
militaire planifiée. Human Rights Watch a trouvé des preuves abondantes
à l'appui de cette interprétation des faits, et nous y sommes parvenus
avec des ressources inférieures à celles dont dispose votre bureau. Nous
vous avons fait part de ces preuves le 23 mars 2009, lors de notre
rencontre à Arusha.
Selon notre enquête et comme nous vous en avons informé, des officiers
supérieurs du FPR ont donné l'ordre que 13 religieux et leur entourage
soient déplacés le 5 juin 1994, depuis Ruhango, un endroit où ils se
trouvaient sous l'attention internationale - garantissant
essentiellement leur protection - jusqu'au Noviciat des Frères
Joséphites de Gakurazo, à Kabgayi, un endroit isolé. Les officiers ont
alors renvoyé les soldats du FPR qui avaient surveillé le séminaire et
les quelques réfugiés qui s'y trouvaient encore, et une équipe
d'officiers du renseignement militaire a été amenée pour encercler le
séminaire.
[2]
Dans la soirée, vers 18h30 ou 19h30, un officier du FPR a donné l'ordre
aux personnes qui étaient arrivées ce matin-là de se rassembler pour une
réunion dans le réfectoire, soi-disant pour débattre de la situation
sécuritaire. Les 13 membres du clergé et plusieurs autres personnes,
dont au moins quatre femmes et deux enfants, étaient présents.
L'officier venait à peine de prendre la parole, en présence d'un autre
soldat, lorsque deux autres soldats ont fait irruption dans la pièce.
L'un des deux a fait sortir les quatre femmes et un enfant de la pièce.
Malheureusement, un garçon de neuf ans est resté assis sur les genoux
d'un des religieux âgé. Des soldats armés se trouvaient à l'extérieur du
réfectoire avec leurs fusils pointés par les fenêtres ouvertes. Les tirs
ont commencé et se sont poursuivis jusqu'à un coup de sifflet, et ils se
sont alors arrêtés immédiatement. Il n'y a eu aucun autre coup de feu
après cela.
L'officier en charge a alors fait revenir les autres personnes se
trouvant à l'extérieur et leur a montré les corps. L'officier s'est
ensuite employé à rassembler ces personnes et d'autres qui étaient
présentes au séminaire devant la chapelle, à peu de distance du
réfectoire. Il a expliqué à ce groupe qu'un soldat, rendu fou de douleur
par la mort de ses proches, venait de commettre les meurtres avant de se
suicider. Il a dirigé brièvement sa lampe torche vers une masse sur le
sol, disant que c'était le corps de l'assassin. Il faisait sombre, et la
lumière était insuffisante pour déterminer si la masse était un vrai
cadavre ou simplement un tas de vêtements militaires.
Nous vous avons apporté ces précisions au cours de notre entretien du 23
mars 2009, et vous avons donné les noms précis des officiers du FPR que
nous pensions avoir été impliqués tant dans les ordres donnés que dans
l'exécution des meurtres. Par le biais de ces preuves, nous avons
présenté un argument décisif qui remet en question la théorie du
procureur rwandais selon laquelle les meurtres étaient des actes
spontanés de soldats peu gradés et qui montre au contraire qu'il
s'agissait d'une tentative de dissimuler les responsabilité s d'une
opération militaire programmée.
Votre affirmation selon laquelle le Bureau du Procureur a observé chaque
étape du procès portant sur l'affaire Kabgayi est inexacte. Les
observateurs de Human Rights Watch étaient présents à chaque audience.
Connaissant votre observateur de procès basé à Kigali ainsi que votre
conseiller juridique senior basé à Arusha, nous étions en mesure de
remarquer leur présence ou leur non-présence dans la salle du tribunal.
Alors que les rapports de vos observateurs étaient alimentés par les
procès-verbaux d'audiences et par un enregistrement vidéo du procès,
nous maintenons que votre bureau n'a pas surveillé le procès avec
assiduité. De notre point de vue, si votre bureau avait surveillé le
procès régulièrement et étroitement, l'observateur en serait arrivé à la
même conclusion que nous, à savoir que l'affaire n'a pas été instruite
de façon énergique et n'a pas recherché les preuves suggérant une
opération militaire programmée ordonnée par des officiers d'un rang
supérieur. La chaîne militaire de commandement ayant ordonné les
meurtres allait plus haut que les deux officiers poursuivis.
Bien que deux sous-officiers aient été mis en accusation au cours du
procès qui s'est déroulé au Rwanda, le procureur n'a pas engagé de
poursuites contre des officiers plus haut-gradés qui avaient été
impliqués dans l'opération militaire et contre lesquels il existe des
preuves. Etant donné que le gouvernement du Rwanda s'est abstenu de
viser ces officiers plus haut-gradés dans cette affaire - en adoptant de
fait une théorie selon laquelle il n'existerait pas de culpabilité au
niveau supérieur - il ne peut pas être considéré comme ayant
correctement jugé les personnes détenant la plus grande responsabilité
dans les meurtres de Kabgayi. Du fait de cet échec, nous estimons qu'il
est de votre devoir de mettre ces individus en accusation.
Procès équitables et exécution du mandat du TPIR
Nous sommes en désaccord avec votre argument selon lequel il y a des
contradictions dans notre position sur les procès équitables. Soutenir
que des génocidaires présumés peuvent avoir des difficultés à obtenir
des témoins ou à bénéficier d'un juge impartial et que les membres du
FPR soupçonnés de crimes de guerre peuvent bénéficier d'indulgence du
fait d'ingérence politique dans le système judiciaire est pleinement
cohérent. Le principe fondamental est que les décisions judiciaires
devraient être basées sur les preuves, et non sur des influences
politiques ou autres considérations. Human Rights Watch se soucie autant
des individus injustement acquittés que de ceux condamnés à tort.
Nous continuons à estimer que votre mandat de Procureur général du TPIR
ne sera pas rempli tant que vous n'aurez pas poursuivi tous les
officiers supérieurs responsables des atrocités commises au Rwanda
en 1994. Votre bureau a poursuivi avec succès de nombreux dirigeants
responsables du génocide, mais on ne peut pas en dire autant pour les
officiers supérieurs du FPR qui ont dirigé le massacre de 30 000 civils.
Le fait que d'autres génocidaires sont encore en fuite est important
mais n'exclut pas la nécessité pour le TPIR de poursuivre les officiers
supérieurs qui seraient impliqués dans des crimes graves et appartenant
à toutes les parties. Ce serait un déni de justice - et pas seulement
une justice de vainqueur - si vous ne menez pas énergiquement des
enquêtes et des poursuites contre des hauts responsables du FPR parce
qu'ils sont actuellement de hauts fonctionnaires ou des chefs militaires
au Rwanda.
Le devoir de rendre des comptes est la clé de la lutte contre
l'impunité, comme vous l'affirmez dans votre lettre. Cependant, rendre
la justice dans des procès injustes ne sert pas cet objectif. Nous
estimons nous aussi que des poursuites menées sur le plan national sont
préférables aux procès internationaux pour lutter contre l'impunité
parce qu'elles impliquent la population locale dans le processus
judiciaire et qu'elles peuvent avoir un plus large impact sur les
communautés affectées. Néanmoins le gouvernement du Rwanda a une forte
motivation à ne pas poursuivre les hauts fonctionnaires du FPR qui ont
ordonné des crimes en 1994 - nombre d'entre eux sont peut-être
actuellement de hauts dirigeants du gouvernement ou de l'armée.
Malheureusement, le choix n'est pas entre une justice nationale ou
internationale, mais entre une justice internationale et l'impunité.
Vous occupez une position unique pour adopter une attitude ferme contre
l'impunité et pour garantir le devoir de rendre des comptes pour ces
crimes. Nous espérons que vous adopterez cette attitude, ce qui n'a pas
été le cas jusqu'à présent.
Nous vous demandons encore une fois de rappeler l'affaire Kabgayi du
Rwanda et de rouvrir les poursuites judiciaires selon les normes
internationales de procès équitable ou bien, à défaut, de poursuivre les
officiers supérieurs du FPR qui ont dirigé ces meurtres et qui n'ont pas
été poursuivis mais contre lesquels il existe de fortes présomptions.
Nous vous exhortons aussi à poursuivre d'autres officiers supérieurs du
FPR qui ont dirigé des opérations militaires similaires dans d'autres
parties du pays en 1994 et contre lesquels le TPIR dispose de preuves.
L'extension récente du mandat du Tribunal jusqu'à la fin de 2010 offre
une opportunité de procéder à ces poursuites. S'en abstenir entacherait
les perceptions de l'impartialité du Tribunal et entamerait sa
légitimité pour les années à venir.
Nous vous remercions par avance de votre attention à cette question
cruciale.
Veuillez agréer, Monsieur le Procureur, l'expression de mes sentiments
distingués.
Kenneth Roth
Directeur exécutif
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[1] Chacune des poursuites engagées est décrite en détail à l'annexe
2 du rapport, soit 32 poursuites judiciaires au total. Notre compilation
est basée sur la documentation fournie par le gouvernement rwandais.
Votre indication de 42 mises en accusation inclut probablement les
poursuites intentées aux soldats du FPR pour des événements ayant eu
lieu dans les années postérieures à 1994.
[2] La région de Kabgayi, où se trouve le séminaire de Gakurazo,
était déjà passée sous le contrôle du FPR le 2 juin 1994.