Les tergiversations qu'il y a eu au sujet du rapport Gersony tirées des pages 845-848 dans

HUMAN RIGHTS WATCH / FÉDÉRATION INTERNATIONALE DES LIGUES DES DROITS DE L'HOMME ;

Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda.

Rédigé par Alison Des Forges sur la base des recherches de :Alison Des Forges, Eric Gillet, Timothy Longman, Catherine Choquet, Michèle Wagner, Christine Deslaurier, Lynn Welchmann, Trish Hiddleston, Kirsti Lattu, Jemera Rone.

Éditions Karthala, 1999. 936 pages

 

"Gersony transmit les conclusions de sa mission à madame Sadako Ogata, Haut Commissaire aux réfugiés, qui informa à son tour le Secrétaire général Boutros-Ghali et quelques-uns de ses subordon­nés furent préoccupés non seulement par l'ampleur des atteintes aux droits de l'Homme dénoncées et par l'impact éventuel de ces informations sur le gouvernement rwandais encore fragile, mais également par la publicité négative qui en résulterait pour la MINUAR et les autres organismes des Nations unies présents au Rwanda, lesquels n'étaient apparemment pas au courant de ces atrocités. Le Secrétaire général ordonna à Kofi Annan, responsable des opérations de main­tien de la paix, qui était en route pour la Somalie, de modifier son programme pour se rendre au Rwanda. Le 19 septembre, Annan, Gersony, et Shaharyar Khan, représentant spécial du Secrétaire géné­ral, firent part des conclusions de Gersony au Premier ministre rwan­dais, ainsi qu'aux ministres des Affaires étrangères et de l'Intérieur(Human Rights Watch/FIDH, entretiens au téléphone, Nairobi, 28 avril, 7 et 9 mai 1998.). Les responsables rwandais reconnurent que des soldats avaient com­mis des meurtres à titre de représailles. Ils rejetèrent toutefois les as­sertions de Gersony, quant à l'ampleur et au caractère systématique des homicides, soutenant qu'il était impossible que des milliers de personnes aient été tuées sans que cela ait attiré l'attention de qui­conque (UNHCR, « Note, La Situation au Rwanda », p.3.).

 

Les conclusions de Gersony furent probablement connues à Washington, peu après leur transmission à New York. Le Secrétaire d'État adjoint aux affaires africaines, George Moose prit contact avec Prudence Bushnell, Sous-Secrétaire d'État adjoint aux affaires afri­caines, qui venait d'arriver de Kigali à Bujumbura et lui ordonna de retourner immédiatement au Rwanda, pour discuter avec les autorités des conclusions du rapport Gersony.

 

Annan et Khan visitèrent une des régions mentionnées par Gersony et Bushnell se rendit aussi dans la zone frontalière, afin d'essayer de vérifier les accusations formulées par Gersony. Mais ils ne disposaient pas du temps suffisant et leurs contacts étaient trop limités pour leur permettre de recueillir de nouvelles informations (Human Rights Watch/FIDH, entretiens au téléphone, New York, 22 mars 1998 et Nairobi, 28 avril, 7 et 9 mai 1998).

 

Annan, apparemment sur instruction de Boutros-Ghali, aurait in­formé le premier ministre rwandais que les Nations unies feraient tout leur possible pour minimiser l'attention portée aux conclusions de Gersony, car la communauté internationale était consciente du contexte difficile dans lequel le nouveau gouvernement devait agir. Les informations seraient considérées comme attendant confirmation, ce qui signifiait qu'elles resteraient confidentielles. Sans faire siennes les conclusions de Gersony, Annan insista toutefois sur le fait qu'il fallait immédiatement mettre un terme aux tueries. Le général Guy Toussignant, qui avait remplacé le général Dallaire à la tête de la MINUAR, transmit le même message de manière encore plus directe à d'autres ministres, auxquels il déclara que Gersony avait probable­ment raison et que les massacres devaient cesser (Human Rights Watch/FIDH, entretiens au téléphone, New York, 22 mars 1998 et Nairobi, 28 avril, 7 et 9 mai 1998). Au même mo­ment, le HCR suspendait son opération de rapatriement des réfugiés et la MINUAR dépêchait une centaine de casques bleus dans le Sud-Est, une de ces régions d'où la plupart des violences avaient été rapportées (« UN Suspend Refugee Repatriation Program», AFP, 28 septembre 1994, FBIS-AFR-94-190, 30 septembre 1994).

 

Les responsables américains étaient au courant de la décision des Nations unies de ne pas rendre ce rapport public et l'approu­vaient (Human Rights Watch/FIDH, entretiens au téléphone Nairobi, 28 avril et 9 mai 1998).

 

Apparemment en échange de l'accord tacite de devoir garder les informations sous silence, le gouvernement rwandais accepta d'enquêter sur les accusations en collaboration avec des représentants des Nations unies. Le général Toussignant et plusieurs autres représentants des Nations unies accompagnèrent trois ministres rwandais et cinq officiers de l'APR en uniforme, dans l'est du pays où de nombreuses tueries étaient supposées avoir été commises. L'équipe n'aurait travaillé qu'un seul jour, c'est à dire le lendemain du départ d'Annan et de Gersony. Elle quitta Kigali assez tard dans la journée et passa quelque temps à Kibungo, région située à deux heures de route de la capitale. En chemin, la mission visita le site d'une fosse commune à Rwamagama, qui avait été désigné par Gersony. De l'herbe poussait déjà sur les lieux et les membres de l'équipe en conclurent que cette fosse n'était pas assez récente pour confirmer les dires de Gersony. Ils rentrèrent à Kigali et ne se rendirent jamais dans le Nord-Ouest, destination prévue pour une deuxième expédition, car cette région était supposée dangereuse en raison de la présence de mines. Un témoin lié au groupe considère que cette enquête ne fut, dès le début, que de l'esbroufe et que personne ne voulait que la vérité soit révélée (Human Rights Watch/FIDH, entretiens au téléphone Nairobi, 28 avril et 9 mai 1998).

 

Le contenu du rapport Gersony fut communiqué à la presse par des fuites (« Rwanda Ask UN to Probe New Atrocities », New York Times, 24 septembre 1994 ; Angus Shaw, « Much Trouble Remains for Returning Rwandans », Associated Press, 26 septembre 1994 : Keith Ricbburg, « Leaders Struggling to Rebuild their Nation», WashingtonPost, 26 septembre 1994). Les responsables rwandais réagirent par de nouveaux démentis et en réitérant leurs attaques contre les Nations unies. À New York, Boutros-Ghali assura qu'aucun document écrit ne remet­trait en question l'efficacité de la présence des Nations unies, ni même le comportement des forces armées rwandaises. Gersony reçut l'ordre de ne pas rédiger de rapport puis, lui-même et son équipe reçut celui de ne parler à personne de leurs conclusions (d’après « Rwanda Ask UN to Probe New Atrocities », New York Times, 24 septembre 1994 ; Angus Shaw, « Much Trouble Remains for Returning Rwandans », Associated Press, 26 septembre 1994 : Keith Ricbburg, « Leaders Struggling to Rebuild their Nation», Washington Post, 26 septembre 1994). Le HCR produi­sit une note confidentielle de trois pages et demies à usage interne, mais cette déclaration minimale ne fut même pas communiquée au Rapporteur spécial sur le Rwanda de la Commission des droits de l'Homme. Il ne reçut qu'une déclaration de deux pages et demi (d’après Human Rights Watch/FIDH, entretien au téléphone, New York, 22 mars 1998). Lorsque le représentant du Rapporteur spécial tenta, en avril 1996, d'obtenir du HCR de plus amples informations sur les conclusions de Gersony, il reçut la brève réponse suivante : « Nous vous informons que le "Rapport Gersony" n'existe pas. » (d’après W. R. Urasa, Délégué, UNHCR, Bureau du Rwanda, à Juge Edoukou Aka Kablan, Représentant du Rapporteur Spécial pour le Rwanda s/c HRFOR Kigali, 4 avril 1996 (souligné dans l'original ) : lettre à voir à la p 846)."

 

Mais qui sont donc les protecteurs des criminels au pouvoir à Kigali et pourquoi ?
 
Emmanuel Nduwayezu