Rwanda, 20 ans plus tard
Une tragédie devenue une fiction impériale utile
4 avril 2014 | Robin Philpot - Auteur de Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali, dont une adaptation vient de paraître en anglais | Actualités internationales
Photo
: Agence France-Presse (photo) Derrick CeyracUn soldat surveille des civils
arrêtés après l’invasion des hommes du Front patriotique rwandais, en 1990. Les
affrontements ont alors débuté avec les forces gouvernementales.
Le 6 avril 2014 marquera le 20e anniversaire
de l’attentat qui a coûté la vie aux présidents du Rwanda et du Burundi. Ce
crime terroriste jamais élucidé — le pire des années 1990 — a déclenché
massacres, destruction et une guerre sans fin au Rwanda et au Congo. Malgré
l’amnésie volontaire à l’égard du crime charnière de cette tragédie africaine,
des politiciens, intellectuels, présidents, généraux et premiers ministres
retraités invoquent constamment le « Rwanda », comme si sa seule mention
accordait une autorité morale aux positions militaires et impériales qu’ils
défendent. On a invoqué le « Rwanda » pour justifier l’intervention militaire en
Libye, au Soudan, au Mali, en Syrie et en République centrafricaine. « Partout,
c’est le “Rwanda” pour l’impérialiste humanitaire », fait remarquer Max
Forte.
Voici le récit officiel — et assourdissant — qu’on répète à nausée :
1) des génocidaires hutus du Rwanda mettent en œuvre un plan satanique pour éliminer un million de Tutsis après le mystérieux écrasement de l’avion présidentiel rwandais le 6 avril 1994 ;
2) le Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par Paul Kagame, aujourd’hui
président, marche sur Kigali, met fin au génocide, prend le pouvoir et
transforme ce pays en miracle africain ;
3) la communauté internationale reste les bras croisés pendant que des tueurs
hutus exterminent les Tutsis du Rwanda.
Ainsi, au nom de l’humanité, nous — les armées occidentales — devons intervenir militairement pour empêcher ces peuples de s’entretuer.
« 100 % la responsabilité
américaine »
Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l’ONU, a ébranlé ce récit : « Le génocide rwandais était à 100 % la responsabilité américaine, m’a-t-il dit. […] Les États-Unis, avec l’appui énergique de la Grande-Bretagne, ont tout fait pour empêcher la mise en place au Rwanda d’une force des Nations unies, et ils y sont parvenus. »
Des documents déclassifiés confirment que le département d’État sous Bill
Clinton a intimé à Madeleine Albright, ambassadrice à l’ONU, de s’assurer du
retrait du Rwanda des troupes onusiennes et de mettre fin aux débats et aux
résolutions à ce sujet. Aussi, après la reprise de la guerre par le FPR,
Washington ne voulait pas un cessez-le-feu, ce qui aurait été la seule politique
cohérente à l’application de l’accord de paix d’Arusha d’août 1993, résultat
d’un « processus de paix » que Washington lui-même avait parrainé.
Tout indique que le FPR est l’auteur de l’attentat du 6 avril. Cet attentat
jumelé à la reprise immédiate de la guerre par le FPR, préparé et informé au
préalable de l’attentat, dément le récit officiel. La politique de Washington
consistait ainsi à créer des conditions d’une victoire décisive du FPR — quel
qu’en soit le coût. Pas de partage du pouvoir comme prévu dans l’accord d’Arusha,
ce qui aurait menotté le FPR, le rendant incapable de dominer la région. Tandis
que les États-Unis et le Royaume-Uni faisaient bloc contre une paix qui aurait
permis de mettre fin aux tueries, on prétendrait que « toute la communauté
internationale » a abandonné les Tutsis. Donc, entonnons solennellement avec
Bill Clinton et Madeleine Albright : « Mea culpa. »
Cette interprétation est corroborée par des proches de Kagame. Théogène
Rudasingwa, ancien chef de cabinet de Kagame, écrit : « Le FPR sentait qu’une
force internationale enlèverait au FPR l’initiative militaire. Gerald Gahima et
Claude Dusaidi ont expliqué cette position lors de réunions à Washington et à
New York. » Rudasingwa ajoute, en revanche : « Dans la campagne
médiatique du FPR et à Radio Muhabira, notre stratégie consistait à attaquer la
communauté internationale pour avoir abandonné le Rwanda. » (Healing a
Nation, 2014, p. 156).
« Crime international suprême »
Une autre vérité capitale est étouffée : la guerre de 1990 à 1994. L’invasion du
Rwanda le 1er octobre 1990 par4000 hommes portant l’uniforme de l’armée
ougandaise, qui deviendrait le FPR, ne violait pas seulement le droit
international, elle a été le crime contre la paix, « crime international
suprême », selon le juge Birkett de Nuremberg. Ceux qui invoquent le
« Rwanda » pour justifier une intervention militaire humanitaire ne mentionnent
jamais l’invasion de 1990 et la guerre meurtrière qui s’ensuivit.
Un rapport de l’ONU sur le Congo d’octobre 2010 confirme le caractère
génocidaire des tueries de l’armée rwandaise au Congo. En fait, la guerre de
1990 à 1994 en a été le précurseur.
Le récit officiel contredit par
le TPIR
Et les plans d’exterminer les Tutsis ? Les massacres massifs au Rwanda en 1994 sont un fait. Incontestable. Mais défenseurs du récit officiel ont un problème : les faits ne sont pas au rendez-vous. L’ONU a établi un tribunal des vainqueurs, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, mais sur le chef d’accusation fondamental, « entente en vue de commettre un génocide », l’homme accusé d’être le « cerveau » du génocide, Théoneste Bagosora, et ses trois accusés en ont été acquittés. Après 18 ans de procès, les faits avérés contredisent le récit officiel.
Seuls, l’armée et les gendarmes rwandais auraient pu mettre fin aux tueries en
1994, mais ils n’y pouvaient rien étant engagés dans une guerre sans merci
contre la machine militaire du FPR, qui jouissait de l’appui diplomatique et
militaire des États-Unis et du Royaume-Uni.
Ces deux puissances ont semé mort et destruction à une échelle inégalée en
Afrique. Or, les mêmes tentent de transformer cette tragédie en fiction
impériale utile pour justifier d’autres interventions militaires.
Robin Philpot - Auteur
de Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali,
dont une adaptation vient de paraître en anglais