Depuis que le mouvement révolutionnaire dans le monde arabe a atteint Tripoli et menace de mettre un terme aux quarante années de dictature de Mouammar Kadhafi, les réunions de crise se multiplient dans les entreprises d'Afrique de l'Est où la participation libyenne est forte. Selon des participants à l'une de ces réunions, il s'agissait de réfléchir aux solutions de survie pour ces entreprises au cas où le régime de Tripoli venait à s'effondrer. Parmi leurs principales préoccupations figurent les dettes colossales qu'ont creusées les entreprises libyennes, très souvent contractées dans un élan de confiance démesuré et avec la conviction que Kadhafi serait toujours là pour les renflouer en cas de problème de trésorerie. A en croire des sources bien informées, la gestion, élément clé de la réussite de toute entreprise, est un problème constant pour ces sociétés, pour qui la rentabilité n'a jamais été un souci central.
La Libye, géant de la production pétrolière, a utilisé ses pétrodollars pour investir dans les télécommunications à l'étranger, en particulier en Ouganda, au Rwanda, en Zambie, au Sud-Soudan, en Sierra Leone, en Côte d'Ivoire, au Niger, en Guinée-Conakry et au Bénin. Elle possède également des intérêts dans l'hôtellerie, la confection et l'agro-alimentaire en Ouganda, mais aussi dans le génie pétrolier et la distribution du pétrole au Kenya et en Ouganda. Le Libyan Arab Portfolio, le fonds public d'investissements de Tripoli, et notamment sa branche télécoms LAP Green, possède des participations dans des sociétés de télécommunications et des hôtels au Rwanda et au Kenya. Cependant, la plupart de ces agences et entreprises libyennes sont insolvables et ne tiennent plus qu'à un fil : la perspective d'une faillite n'a pour elle rien de fantaisiste dès lors que les financements de Tripoli viendraient à se tarir. Leur activité dépend en effet de perfusions financières réalisées régulièrement par l'Etat libyen, mais aussi de l'influence personnelle du colonel Kadhafi, aujourd'hui sur la sellette.
A quelques rares exceptions près, toutes ces entreprises sont en difficulté. Le groupe Uganda Telecom Limited (UTL), dont LAP Green détient 69 %, serait aujourd'hui de facto en état d'insolvabilité, avec une dette de plus de 13 millions de dollars [9,4 millions d'euros]. Exclue du marché commercial du crédit, la société avait demandé l'aide de Tripoli. Plus globalement, le soulèvement en Libye inquiète dans la région, où beaucoup se demandent si ces entreprises pourront survivre sans les largesses du Guide libyen et quelles conséquences aurait leur faillite sur l'économie régionale. Préoccupés par ce montage obscur, certains capitaines d'industrie redoutent des répercussions dantesques en Ouganda, où le régime de Tripoli est très lourdement engagé dans plusieurs secteurs. Uganda Telecom, le navire amiral de LAP en Ouganda, serait en tête de liste des entreprises les plus durement touchées par la chute de Kadhafi. Chez le voisin rwandais, Rwandatel, autre entreprise de télécoms aux mains de LAP Green, est elle aussi dans une situation délicate. En 2008, les Libyens ont racheté pour 100 millions de dollars (72 millions d'euros), 80 % de cette ancienne entreprise publique, qui est aujourd'hui à la remorque de ses concurrents.
La compagnie pétrolière OiLybia possède l'essentiel de ses activités au Kenya dans le secteur très concurrentiel de la distribution, délaissé par les géants comme Shell qui préfèrent se concentrer sur l'exploration et la prospection. Mais depuis 2008, les consommateurs de produits pétroliers au Kenya, en Ouganda et au Rwanda sont pris en otages par la société de génie pétrolier Tamoil East Africa, filiale de Tamoil Libya, qui aurait dû avoir terminé à ce jour la construction de l'oléoduc entre Eldoret [dans l'ouest du Kenya] et la capitale ougandaise Kampala et même avoir lancé son prolongement vers Kigali, au Rwanda. Nul doute que si le robinet financier de la famille Kadhafi se ferme, c'est l'Afrique de l'Est qui en supportera les plus lourdes conséquences.