LE MONDE | 06.05.04
Emmanuel
Gapyisi tué par un commando
Ce
fut le premier grand attentat politique. Au moment des faits, en mai 1993,
l'enquête établit qu'Emmanuel Gapyisi, figure montante de l'opposition au régime
du président Habyarimana, avait été tué par un commando de quatre personnes
sur deux motos, "couvertes" par deux autres personnes en voiture. Les
principaux indices furent 6 culots de douilles et 2 balles trouvées sur les
lieux de l'attentat, en plus de la balle retirée du corps de la victime. Les
culots portaient la mention Israel Military Industries, calibre 9mm, fabrication
1964. Ils provenaient de livraisons anciennes à l'armée ougandaise,
pourvoyeuse du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé.
Sur
la foi de témoignages recueillis au sein même du FPR, André Guichaoua affirme
avoir identifié les auteurs de l'attentat. Les deux tireurs à l'arrière des
motos seraient le caporal Mahoro Amani, un sous-lieutenant actuellement en
prison pour d'autres faits, et le sergent Dan Ndaruhutse, aujourd'hui lieutenant
de la Garde républicaine.
Le
meurtre de Félicien Gatabazi
Ministre
des travaux publics et de l'énergie dans le gouvernement dirigé par
l'opposition, Félicien Gatabazi, fondateur et chef du Parti social-démocrate
(PDS), avait pris ses distances, dès la fin 1993, tant à l'égard du président
Habyarimana que par rapport au FPR, le mouvement rebelle de Paul Kagamé. Son
parti n'entendait être "le valet" ni de l'un ni de l'autre,
expliqua-t-il lors d'un meeting, en février 1994. Quelques jours plus tard, le
lundi 21 février, sortant d'une réunion de l'opposition à l'hôtel Méridien
de Kigali, l'opposant fut tué dans sa voiture sur l'échangeur qui montait à
son domicile, vers 22 h 45. Selon des témoignages recueillis par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR) et le juge Bruguière, et confirmés à André
Guichaoua, deux militaires du FPR seraient les auteurs de ce crime : le
lieutenant Godffrey Kiyago Ntukayajemo, qui purge une peine à perpétuité pour
d'autres faits, et le sergent Eric Makwandi Habumugisha, qui aurait déjà assuré
la "couverture" du meurtre d'un autre dirigeant de l'opposition,
Emmanuel Gapyisi, en mai 1993.
André Guichaoua, qui accuse le tribunal d'Arusha de partialité, détaille
dix ans d'enquête sur l'avènement du génocide de 1994. Il reproche à
l'actuel président Paul Kagamé d'avoir "libéré les forces les plus
fanatiques chez l'ennemi".
Un
expert-témoin du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), André
Guichaoua, affirme qu'un dossier d'enquête engageant la responsabilité de
l'actuel chef de l'Etat rwandais, le général Paul Kagamé, dans l'attentat
contre son prédécesseur, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, n'a pas été
accepté par l'ancienne procureure du TPIR, Carla Del Ponte. "C'était
le 8 octobre 2002", explique-t-il. "Elle m'a demandé qui était
mis en cause. Quand je lui ai dit que c'était le FPR -Front patriotique
rwandais, l'ex-mouvement rebelle, au pouvoir depuis juillet 1994-, elle a
refusé de réceptionner le dossier".
Mme
Del Ponte n'a pas répondu, mercredi 5 mai, aux sollicitations du Monde.
Mais elle avait expliqué, le 11 mars, à notre collaboratrice à La Haye, Stéphanie
Maupas, qu'elle jugeait "inutile de mener une enquête parallèle"à
l'instruction française du juge Jean-Louis Bruguière.
Sans
être à l'origine du génocide planifié par les Hutus, l'attentat contre le
Falcon-50 du président hutu, Juvénal Habyarimana, a déclenché
l'extermination de quelque 800 000 Tutsis au Rwanda en 1994. Selon M. Guichaoua,
l'enquête destinée au TPIR avait été réalisée par "un groupe
d'officiers rwandais" et contenait "les noms de plusieurs des
exécutants de l'attentat", dont certains avaient même été localisés.
S'étant heurtés à une fin de non-recevoir au TPIR, les officiers rwandais ont
transmis leurs informations au juge français Bruguière, qui enquête depuis
six ans sur l'attentat du 6 avril, à la suite d'une plainte déposée par les
parents de l'équipage français du Falcon-50.
LA
POLITIQUE DU PIRE
Le
10 mars, Le Monde a révélé la teneur de l'enquête Bruguière, qui désigne
le général Kagamé comme "principal décisionnaire" de
l'attentat, à la tête d'une dizaine d'autres dirigeants du FPR. Une cellule spécialement
formée, le "network commando", aurait abattu le jet présidentiel à
l'approche de l'aéroport de Kigali. Exilé dans un pays d'Europe du Nord, un
ancien membre du "network commando", le capitaine Abdul Ruzibiza, a
depuis confirmé sa déposition devant le juge Bruguière dans plusieurs
interviews et dans un mémorandum très détaillé.
Lors
de la cérémonie pour la dixième commémoration du génocide, le 7 avril à
Kigali, le président Kagamé a accusé la France d'avoir "du sang sur
les mains". S'exprimant "sans craindre les menaces
persistantes" - une allusion à l'enquête Bruguière -, il a exposé
la "vérité amère" d'une implication française dans l'œuvre
exterminatrice au Rwanda. "Ils ont sciemment entraîné et armé les
soldats et les miliciens qui allaient commettre un génocide, et ils savaient
qu'ils allaient commettre ce génocide", a-t-il soutenu. Ces propos ont
provoqué le départ précipité du représentant de la France aux cérémonies,
le secrétaire d'Etat aux affaires étrangères, Renaud Muselier.
Sur
la foi d'enquêtes menées depuis dix ans et de "dépositions
recueillies par le TPIR", M. Guichaoua affirme que le FPR a mené une
politique du pire avant le génocide. L'attentat contre l'avion présidentiel
n'aurait été que la touche finale d'une stratégie de la tension qui incluait
plusieurs campagnes d'attentats aux mines anti-char et anti-personnels, destinés
à faire un maximum de victimes civiles, ainsi que l'assassinat de plusieurs
figures de l'opposition démocratique. A l'époque, ces assassinats avaient été
mis sur le compte des "escadrons de la mort" de la présidence.
André
Guichaoua prend soin de souligner que les attentats du FPR "n'enlèvent
évidemment rien aux violences organisées par les milices de la mouvance présidentielle
et aux exactions commises par l'armée gouvernementale". Mais le
mouvement armé de Paul Kagamé aurait libéré "les forces les plus
fanatiques" au sein de l'ancien régime et, en abattant l'avion du président
Habyarimana, déclenché le génocide.
Professeur
de sociologie à la Sorbonne et chercheur associé au CNRS, André Guichaoua
travaille sur la région des Grands lacs depuis un quart de siècle. Dès 1986,
comme expert auprès d'agences des Nations unies, il s'est occupé des exilés
rwandais, de la diaspora tutsie. En avril 1994, en mission officielle au Rwanda,
il a été pris dans la tourmente du génocide et a organisé l'évacuation de
plusieurs personnes menacées, dont les enfants de la première ministre
assassinée, Agathe Uwilingiyamana.
Dès
la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), André
Guichaoua, auteur de nombreux ouvrages sur la région des Grands lacs, a
collaboré comme expert-témoin à l'administration de la justice pour
sanctionner le génocide. "Mes enquêtes au Rwanda sont maintenant achevées
et je ne suis plus dans l'obligation d'y retourner", dit-il pour
expliquer sa décision de communiquer le résultat de ses enquêtes. "Je
m'exprime sur des recherches que le TPIR n'a jamais voulu poursuivre".
Stephen
Smith
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
07.05.04
André Guichaoua : "L'assassinat du président Habyarimana a été
programmé dès 1993"
LE MONDE | 06.05.04 • MIS A
JOUR LE 06.05.04 | 14h18
Entretien avec cet expert-témoin du Tribunal pénal international pour le
Rwanda.
Pourquoi
le président rwandais Paul Kagamé a-t-il si vivement réagi aux accusations du
juge Bruguière qui lui impute la responsabilité de l'attentat du 6 avril 1994
contre son prédécesseur, Juvénal Habyarimana ?
La
réaction de Paul Kagamé est l'expression publique d'une tension qui prévaut
depuis plusieurs années à cause des fuites sur cet attentat. Ces fuites, qui
sont notamment le fait de dissidents du Front patriotique rwandais -FPR, le
mouvement de Paul Kagamé, au pouvoir à Kigali depuis 1994-, forment un
faisceau de témoignages concordants depuis février 1997. Plusieurs dossiers
ont alors été remis à l'ambassade des Etats-Unis à Kigali et au bureau du
procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda -TPIR-. Sont ensuite
venues les dénonciations de la hiérarchie militaire par un officier dissident,
le 9 septembre 1999, et un mémorandum sur l'attentat par un autre dissident, le
21 avril 2000. Mais ce n'est qu'en août 2002 que les accusations ont pris une
consistance définitive, grâce à une enquête réalisée au Rwanda par un
groupe d'officiers. Ils ont fourni les noms de plusieurs des exécutants de
l'attentat et localisé les survivants du commando. Carla Del Ponte, alors
procureure du TPIR, a refusé de réceptionner ce dossier qui lui était destiné.
L'assassinat
du président Habyarimana était-il une opération extrême dans une situation
qui ne l'était pas moins, face à la menace d'un génocide ?
L'attaque
du FPR depuis l'Ouganda, le 1er octobre 1990, attestait clairement le
choix d'une stratégie de conquête du pouvoir par les armes. La riposte du régime
Habyarimana a été, elle aussi, dépourvue d'ambiguïtés : les arrestations
arbitraires de milliers d'opposants se sont immédiatement prolongées par des
massacres téléguidés par les autorités contre des Tutsis à l'intérieur du
pays.
Pourquoi
le FPR n'a-t-il pas joué le jeu d'une alliance avec les partis d'opposition au
Rwanda pour défaire, avec leur appui, le régime Habyarimana dans les urnes ?
Ils
avaient le même objectif : mettre fin au régime du président Habyarimana.
Mais les dirigeants de la rébellion, contrairement aux partis de l'opposition
intérieure, ne voulaient pas lier leur sort à l'organisation d'élections
libres. En faisant alterner des actions militaires et des cycles de négociations,
le FPR a réussi à exacerber les divisions au sein du gouvernement élargi à
l'opposition, qui avait été mis en place à Kigali après l'ouverture au
multipartisme concédée par le président Habyarimana.
Au
bout du compte, c'est le FPR qui a été le principal bénéficiaire des accords
d'Arusha d'août 1993. Après cette victoire négociée au niveau des appareils
politiques, le président Habyarimana devait être mis à l'écart. Car, le résultat
des futures élections ne pouvait être que défavorable au FPR. Une preuve de
sa faible assise populaire avait été fournie lors du renouvellement, en
septembre 1993, des exécutifs communaux dans la zone démilitarisée au nord du
Rwanda. Le FPR y avait été partout défait par les partisans du MRND,
l'ex-parti unique d'Habyarimana. La réaction du FPR a été brutale : dans la
nuit du 17 au 18 novembre 1993, 55 personnes, dont des élus du MRND et leurs
familles, ont été assassinées dans cette même zone.
Sur
quelle base affirmez-vous que le FPR s'est alors engagé dans une campagne de
terreur par des attentats aux mines anti-char et anti-personnel ?
Entre
juillet 1991 et septembre 1992, 45 attentats recensés ont fait l'objet d'une
documentation assez complète de la part de la gendarmerie rwandaise. J'ai
recoupé ces éléments auprès de multiples sources : rapports divers,
documents des officiers de la police judiciaire, témoignages d'officiers
rwandais des deux camps, ainsi que de personnalités rwandaises et burundaises.
La
première vague d'attentats, après l'installation du gouvernement élargi à
l'opposition, a duré jusqu'à la fin 1992. Puis, les attentats ont cessé au début
1993, au moment de l'offensive militaire du FPR dans le nord. Une seconde
campagne s'est déroulée entre mars et mai 1993. Les lieux visés - des marchés,
la poste centrale et la gare routière de Kigali, des minibus, taxis, hôtels et
bars - démontraient l'intention de faire le maximum de victimes civiles.
Ces
attentats n'ont pris fin qu'après de nombreuses arrestations de passeurs de
mines aux frontières et l'identification des matériels qui établissaient
formellement l'implication du FPR. Ils ont déstabilisé les partis politiques
et diabolisé la mouvance présidentielle, qui a été systématiquement accusée
d'en être responsable. Ils ont fait basculer dans la peur les préfectures du
centre et du sud qui n'étaient pas encore touchées par la guerre. Ils n'enlèvent
évidemment rien aux violences organisées par les milices de la mouvance présidentielle
ou aux exactions commises par l'armée gouvernementale. Seulement, comme ses
adversaires, le FPR a eu recours aux actions terroristes selon un programme
coordonné avec ses autres formes d'action militaire ou politique. D'après mes
sources, le coordonnateur des attentats du FPR était le capitaine Martin
Nzaramba, alors commandant de l'unité du génie. Il a été nommé général de
brigade, en février 2004.
Vous
avez également enquêté sur les assassinats de plusieurs figures de
l'opposition démocratique hutue qui, jusqu'à présent, étaient imputés aux
extrémistes du camp Habyarimana. Pourquoi le FPR les aurait-il tués ?
Mes
informations proviennent d'enquêtes effectuées, dès 1993 et 1994, par les
autorités judiciaires et les services du premier ministre rwandais -issu de
l'opposition-, avec l'appui de plusieurs ambassades occidentales. J'étais
associé à ces enquêtes, dont j'ai ensuite recoupé les informations qui font
partie des dépositions recueillies par le TPIR et, aussi, du dossier
d'instruction de la justice française.
En
mai 1993, juste avant la signature des accords de paix d'Arusha, Emmanuel
Gapyisi, l'un des dirigeants du principal parti d'opposition, le MDR -Mouvement
démocratique républicain-, briguait le poste de premier ministre qui, aux
termes des accords, devait revenir à son parti. Il avait refusé l'alliance
privilégiée avec le FPR. Dix jours plus tard, il a été assassiné.
Félicien
Gatabazi, leader du Parti social-démocrate, a également été assassiné après
avoir pris ses distances vis-à-vis du FPR. Dès l'annonce de sa mort, les chefs
de l'opposition ont dénoncé les "escadrons de la mort" de la
présidence. Ces assassinats ont déclenché des affrontements meurtriers entre
les milices des partis à Kigali.
L'attentat
contre le président Habyarimana constituerait ainsi le point d'orgue d'une
stratégie de la tension pour provoquer l'échec des accords de paix et la
reprise de la guerre. Mais pourquoi l'élimination du chef de l'Etat, porteuse
de si graves risques pour les Tutsis de l'intérieur, était-elle nécessaire ?
L'enjeu
s'est focalisé sur la désignation des représentants des partis au sein du
gouvernement et de l'assemblée de transition. La bipolarisation voulue par les
protagonistes - le camp présidentiel et le FPR - s'est effectuée au détriment
des partis de l'opposition. Conséquence des attentats, assassinats, massacres,
menaces et intimidations : ces partis ont éclaté en tendances alignées sur
l'un ou l'autre des deux camps, identifiés à l'une ou l'autre des ethnies. Cet
éclatement, en privant le FPR d'une majorité qualifiée au Parlement, a écarté
la possibilité, prévue par les accords d'Arusha, de destituer le président
Habyarimana.
La
mouvance présidentielle s'est à son tour divisée : les uns, les "modérés",
attendaient l'issue de futures élections ; les autres, les "extrémistes",
ont structuré leur projet génocidaire.
De
son côté, le FPR a activement préparé le dénouement militaire. D'après des
sources internes, le scénario de l'assassinat du président Habyarimana a été
programmé dès la fin de l'année 93, comme préambule à la reprise de la
guerre. En février 1994, le FPR estimait ne plus pouvoir rester "les bras
croisés". Dans le camp présidentiel, tous les ressorts d'un génocide étaient
alors en place sur le plan politique, idéologique et logistique : de la
coordination entre militaires et miliciens armés à la propagande, en passant
par des caches d'armes et la confection des listes des victimes. Les dirigeants
du FPR savaient que l'élimination du président libérerait les forces les plus
fanatiques chez l'ennemi. Ils savaient aussi que, suite à leur mise en garde
solennelle du 4 avril, les Nations unies envisageaient le retrait de leurs
casques bleus. Sans le vouloir, les ambassades et organismes de coopération
internationale ont alors arrêté la date de l'attentat. En effet, ils ont fixé
une ultime date butoir, le 8 avril, aux parties en conflit, pour la mise en
place des institutions de transition. Ce faisant, ils ont engagé le compte à
rebours de l'attentat, de la reprise de la guerre et du génocide.
Propos
recueillis par Stephen Smith
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
07.05.04