Quand , le mercredi 6 avril 1994 à 20 h 21, Jacky Héraud annonce à la tour de contrôle de Kigali son "approche directe en piste 28" de l'aéroport pour y poser le Falcon-50 du président rwandais Juvénal Habyarimana, le pilote français du jet immatriculé 9XR-NN, pas plus que les onze autres personnes à bord, ne se doute qu'il ne leur reste plus que quatre minutes à vivre. Pourtant, l'équipage français sait que l'avion présidentiel constitue une cible de choix dans un pays en guerre civile - ouverte ou larvée - depuis trois ans et demi.
C'est précisément pour, enfin, traduire dans les faits le partage du pouvoir prévu dans les accords de paix signés le 4 août 1993 que le chef de l'Etat rwandais s'est rendu à un sommet régional à Arusha, en Tanzanie. Il en revient en compagnie des principaux responsables militaires de son régime, mais, aussi, du président burundais, Cyprien Ntaryamira, et de deux ministres du pays voisin. Ceux-ci, en raison d'une panne de leur propre avion, sont montés à la dernière minute à bord de l'appareil rwandais.
A son domicile à Kigali, Françoise Héraud, l'épouse du commandant de bord français, a suivi le message d'approche du Falcon-50 piloté par son mari. Les fréquences utilisées par l'avion présidentiel peuvent en effet être captées par tout appareil de réception VHF. C'est là l'une des faiblesses du dispositif de sécurité. Une autre est l'absence de défense contre un tir de missile sol-air.
A ce sujet, le copilote du Falcon- 50, Jean-Pierre Minaberry, avait adressé, cinq semaines plus tôt, le 27 février, une lettre à son employeur, la société Service et assistance aux techniques industrielles françaises (Satif). Parlant des "rebelles" du Front patriotique rwandais (FPR), il y écrivait : "Nous savons qu'ils ont des missiles, et nous étudions des départs à basse altitude (comme dans l'armée) et des arrivées à basse altitude ou à très haute altitude. Bref, nous ne sommes pas tranquilles."
D'autant moins que le FPR avait unilatéralement interdit, en janvier, le survol du bâtiment du Conseil national pour le développement, où, pour la sécurité de ses représentants dans le "gouvernement de transition à base élargie" censé se mettre en place, 600 de ses combattants étaient cantonnés. Depuis, les avions étaient obligés d'emprunter l'axe opposé, au-dessus de Masaka, un secteur vallonné et boisé.
"Mais l'ONU ne voit rien !", s'était indigné le copilote français dans une autre lettre envoyée à un ami aviateur. En effet, de nombreux témoignages recueillis, sur procès-verbal d'audition, par le juge Bruguière attestent non seulement le gonflement du contingent du FPR à Kigali, qui avait quasiment doublé à la fin mars 1994, mais aussi l'acheminement clandestin de missiles sol-air depuis son quartier général dans le nord du Rwanda, à Mulindi. C'est là, selon deux anciens membres de la sécurité rapprochée de Paul Kagamé, que se seraient tenues trois réunions préparatoires à l'attentat, entre septembre 1993 et février 1994.
A en croire ces soldats ayant fait défection, et qui vivent aujourd'hui exilés en lieu sûr, l'actuel président du Rwanda, avec le haut commandement du FPR, a planifié dans tous les détails l'assassinat de son prédécesseur au pouvoir. Quatre militaires, envoyés en formation en Ouganda, ont constitué une "section missiles", placée sous les ordres de James Kabarebe, l'actuel chef d'état-major de l'armée rwandaise. Ils ont intégré une structure appelée "network commando", composée de trois groupes pour, respectivement, repérer les lieux de l'attentat, fournir la logistique et exécuter l'opération.
Le témoignage d'un ancien membre du "network commando", le capitaine Vénuste Josué Abdul Ruzibiza, est au cœur de l'enquête de la justice française. Corroborant diverses dépositions plus fragmentaires,
ce récit détaillé rend toute sa cohérence à un acte terroriste, aussi décisif pour la prise de pouvoir du FPR que funeste pour les "Tutsis de l'intérieur". Abdul Ruzibiza affirme avoir été infiltré, le 26 février 1994, à Kigali, où il était hébergé par un vétérinaire, sympathisant du FPR. Des missiles sol-air du type SA 16, de fabrication soviétique, qui auraient été livrés, en janvier, par l'Ouganda, avaient alors déjà été acheminés au Conseil national du développement, où étaient installées les forces rebelles dans la capitale rwandaise.
A l'époque, leur chef était le lieutenant-colonel Charles Kayonga, aujourd'hui général de brigade et conseiller à la présidence rwandaise chargé de la défense nationale. C'est lui qui aurait reçu, sur son téléphone satellite, l'ordre de Paul Kagamé d'exécuter l'opération, le 6 avril 1994. Prévenu, également par téléphone, du départ d'Arusha du Falcon-50 par le lieutenant Patrick Karegeya, chef des services extérieurs de sécurité du FPR, le colonel Kayonga serait monté au dernier étage du bâtiment abritant le contingent rebelle à Kigali, pour assister en direct à l'explosion en vol du jet présidentiel. Ce qui est confirmé, indépendamment, par deux autres témoins, présents au moment des faits sur les lieux.
Appartenant au groupe 1 du "network commando", Abdul Ruzibiza dit avoir effectué les repérages pour l'attentat, aidé notamment par le sergent Bosco Ndayisaba, originaire de Masaka, où sa famille vivait toujours. Le 6 avril, à 17 h 30, il a rejoint le point de ralliement à partir duquel les quatre membres de son groupe se sont déployés pour "couvrir" l'équipe de tir qui serait arrivée par ses propres moyens, à bord d'une Toyota conduite par le sergent Didier Mazimpaka et abritant, camouflés sous des cartons vides et des ordures, les deux tubes lance-missiles destinés à l'opération.
A l'approche du Falcon présidentiel, identifié par son bruit caractéristique, le soldat Eric Hakizimana aurait tiré le premier missile, ratant sa cible. C'est le lieutenant Frank Nziza qui, quelques secondes après, aurait abattu l'avion d'un deuxième tir faisant mouche. Aussitôt le dispositif se serait replié, après avoir dissimulé sur place les deux tubes lance-missiles. L'emplacement désigné par le capitaine Ruzibiza coïncide avec le lieu de découverte des armes décrit, le 25 avril, par un lieutenant-ingénieur des Forces armées rwandaises (FAR), Augustin Munyaneza, rédacteur d'un rapport d'identification. Les tubes lance-missiles alors récupérés portaient les numéros de série 04814 et 04835.
En exécutant une mission d'entraide judiciaire à Moscou, le 20 juin 2002, le juge Bruguière a appris du parquet militaire russe que ces missiles faisaient partie d'un lot de 40 missiles fabriqués en avril 1987 et vendus lors d'un "marché d'Etat à Etat"à l'Ouganda. C'est aussi le cas du tube lance-missile portant le numéro 04924 qui, le 18 mai 1991, avait été saisi par l'armée rwandaise sur un groupe de combattants du FPR, lors d'un accrochage dans le parc naturel de l'Akagera. Presque trois ans avant le génocide, ce SA 16 avait été envoyé, pour expertise, au Centre d'études et de renseignements militaires (CERM) à Paris.
Enfin, dans un télégramme diplomatique envoyé, le 7 juillet 1992, par l'ambassade de Belgique à Kigali, et versé au dossier d'instruction du juge Bruguière, il est mis en exergue que "l'armement antiaérien dont dispose le FPR est celui de la National Resistance Army", l'armée ougandaise. Avec cette précision, mêlant français et anglais, sur l'arsenal mis à la disposition des hommes de Paul Kagamé : "SA 16 low altitude surface to air missile system : portée max. effective : 6 000 m".
Stephen Smith
L'hommage rendu au "héros"
Selon l'enquête du juge Bruguière, tous les membres du "network commando" impliqués dans l'attentat contre l'avion du président Habyarimana ont été promus au lendemain du 6 avril 1994. Sous-lieutenant au moment de tirer le missile fatal sur le Falcon 50, Franck Nziza est ainsi devenu capitaine au sein de la garde présidentielle.
En octobre 2000, lors de la célébration du dixième anniversaire du début de la guerre de reconquête déclenchée par le FPR depuis l'Ouganda voisin, un groupe de chanteurs a rendu hommage, en présence du président Kagamé et de deux témoins qui ont rapporté le fait, à un fils du pays, promu capitaine pour avoir donné la mort à "Kinani" ("l'invincible"), le surnom donné par ses partisans au président Habyarimana. Lorsque le nom du "héros" - Franck Nziza - a été prononcé, les services de sécurité sont rapidement intervenus pour faire cesser le chant.