Comment les Nations unies ont évité d'enquêter sur le crash du 6 avril 1994 au Rwanda
LE MONDE | 02.04.04 | 12h49
Dans le mois qui a suivi l'attentat contre le Falcon-50 du président rwandais Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, les Nations unies ont entrepris une enquête sur l'événement qui a fait basculer le Rwanda dans le génocide. C'est dans ce contexte, avant même la fin des cent jours de massacres des Tutsis rwandais, que l'ONU a récupéré la "boîte noire" qu'elle a, par la suite, conservé pendant dix ans à New York. Mais très vite, les Nations unies ont abandonné, voire entravé toute recherche de la vérité sur ce qui fut le point de départ du génocide rwandais qui a fait entre 500 000 et 1 million de victimes.
Dès le 2 mai 1994, le commandant des casques bleus de l'ONU à Kigali, le général Roméo Dallaire, a envoyé une lettre au premier ministre du gouvernement intérimaire rwandais, Jean Kambanda, pour lui demander de collaborer à une enquête internationale "relative à l'accident ou l'attentat" contre l'avion du président Habyarimana. Il y relevait que "l'accès au lieu de l'accident a toujours été interdit à la Minuar -Mission des Nations unies au Rwanda- par l'armée rwandaise". Cinq jours plus tard, le 7 mai, le chef du gouvernement rwandais lui renvoyait un courrier qui s'achève ainsi : "Au moment où je vous adresse la présente, j'exprime ma satisfaction d'apprendre que la Minuar a accédé au lieu de l'accident." Cet échange épistolaire a été authentifié et versé au dossier de l'instruction menée par le juge français Jean-Louis Bruguière. Curieusement, dans les actes publiés, en 1998, par la mission parlementaire d'information sur le rôle de la France au Rwanda, la lettre de Jean Kambanda figure tronquée de son deuxième feuillet qui porte la mention en question.
Alors qu'il n'en parle pas dans un livre de confessions qu'il vient de publier ("J'ai serré la main du diable. La faillite de l'humanité au Rwanda", éditions Libre Expression), le général Dallaire a confirmé, le 26 mars à Libération, que "la boîte noire de l'avion est apparue au quartier général de la Minuar à Kigali" et qu'elle a été "envoyée sans tarder au siège de l'ONU à New York", pour analyse.
L'ex-commandant des casques bleus s'est tardivement affranchi du "devoir de réserve" qu'il avait invoqué pour justifier son refus de témoigner devant la justice belge, en 1996, et, deux ans plus tard, devant les parlementaires français. Cependant, le 25 février 1998 devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il avait reconnu que "tard en mai -1994-", la Minuar a pu se rendre "au site de l'écrasement de l'avion".
L'investigation entreprise par les Nations unies a failli aboutir, en mars 1997, grâce à un groupe d'enquêteurs du TPIR au Rwanda. Leur chef, l'avocat australien Michael Hourigan, jouissait alors du soutien de la procureur du Tribunal de l'ONU, Louise Arbour. Celle-ci n'ignorait rien des dangers de la démarche. Lors d'une conversation sur la ligne téléphonique sécurisée de l'ambassade des Etats-Unis à Kigali, elle lui a demandé d'envisager, pour des raisons de sécurité, l'exfiltration du Rwanda de ses informateurs, à un moment où le régime de Paul Kagamé assassinait des membres d'ONG étrangères pour provoquer le départ de témoins de ses exactions à l'égard de la majorité hutue du pays.
Ayant assisté à cette conversation, un autre ex-enquêteur de l'ONU, l'Américain James Lyons, ex-agent spécial du FBI chargé de la lutte antiterroriste à New York, a confirmé les propos tenus au juge Bruguière, sur procès-verbal d'audition, le 22 mai 2001. Il a également confirmé qu'à ce moment, des informateurs au sein du pouvoir en place à Kigali "ont clairement indiqué que l'attentat contre l'avion du président Habyarimana était le fait du FPR". Cette piste a été sciemment brouillée par l'ONU. Quelques jours après la conversation, qui était passée par le canal de la diplomatie américaine, Kofi Annan a dépêché à Kigali un "nettoyeur", Michael Hall, alors responsable adjoint de la sécurité aux Nations unies. Il a enjoint aux enquêteurs de quitter le Rwanda, sans laisser derrière eux aucune trace matérielle de leur investigation. Convoqué à La Haye par Louise Arbour, Michael Hourigan a été désavoué par la procureur du TPIR, qui a mis en cause la "probité intellectuelle et morale" de ses deux collaborateurs qui avaient établi le contact avec les dissidents du FPR.
Aujourd'hui, l'un d'eux, le Canadien Peter Dnistriankskyj, est employé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à Genève. L'autre, le capitaine sénégalais Amadou Démé, l'est par... les Nations unies, au sein de leur Mission au Congo (Monuc). L'officier sénégalais, malgré plusieurs requêtes du juge Bruguière, n'a jamais été autorisé à témoigner. Quant à Louise Arbour, qui vient d'être nommée par Kofi Annan haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme, contactée par Le Monde, elle n'a pas souhaité s'expliquer sur son passé de procureur du Tribunal pour le Rwanda. Son porte-parole affirme qu'elle ne veut pas même "prendre connaissance des propos que Mme Del Ponte lui attribue".
Celle qui a succédé à Louise Arbour au TPIR, Carla Del Ponte, lui impute d'avoir justifié son refus de mener l'enquête sur l'attentat du 6 avril 1994 par l'absence "d'éléments certains sur le fait que l'attentat puisse être qualifié de génocide". Une phrase qui défie le bon sens, d'autant que le mandat du TPIR couvre, outre le crime de génocide, les crimes de guerre commis en 1994 au Rwanda.
Le fait que le TPIR est habilité à juger les auteurs de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana, qui a déclenché l'extermination des Tutsis, est d'ailleurs reconnu par Carla Del Ponte. Interrogé, le 11 mars, par la collaboratrice du Monde à La Haye, Stéphanie Maupas, elle a déclaré : "Il était inutile de mener une enquête parallèle -à l'instruction française-, alors que je fournissais toute coopération nécessaire à -Jean-Louis- Bruguière et que je pouvais à tout moment demander son dessaisissement", en vertu du principe de subsidiarité qui confère au TPIR priorité par rapport à toute justice nationale.
Bien qu'elle se soit présentée, après son limogeage en septembre 2003, comme une victime du régime de Kigali ("Il est clair que tout cela a commencé quand nous avons entrepris des enquêtes spéciales sur les crimes commis par le Front patriotique rwandais", dit-elle), Carla Del Ponte, pas plus que sa prédécesseur au TPIR, n'a voulu établir les responsabilités du FPR dans l'attentat.
Après une rencontre avec le président rwandais, le 28 juin 2002 à Kigali, elle aurait même eu l'imprudence de confirmer par écrit à Paul Kagamé l'arrêt des poursuites engagées contre son mouvement. Puis, le 8 octobre 2003, Carla Del Ponte a refusé, des mains d'un expert du TPIR, un dossier contenant des preuves sur l'attentat du 6 avril 1994. Ces preuves, rassemblées par des dissidents de l'actuel pouvoir rwandais, ont par la suite enrichi l'enquête du juge Bruguière. De même, de nombreux témoins, s'étant heurtés aux portes fermées du tribunal des Nations unies, ont fini par déposer devant le magistrat français. "En ce sens-là, on peut parler d'une coopération judiciaire fournie par l'ONU, ironise une source proche de l'instruction française. Pour le reste, on n'a connu que l'obstruction."
Stephen Smith
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.04.04