Nous étions bien seuls, il y a dix ans... (Roger
Marie Biloa)
Editorial de Marie-Roger BILOA
|
Un jour d'avril 1994, il y a exactement dix ans, lorsqu'un tir de
missile abattit un Falcon en phase d'atterrissage sur l'aéroport de
Kanombé à Kigali, ils étaient peu nombreux, hors du Rwanda, à réaliser
la portée sismique de ce qui venait de se produire. L'horreur
apocalyptique qui s'ensuivit acheva d'affoler les repères de la nuée
de reporters déboussolés qui étaient accourus. Ajoutez à cela que la
quasi-totalité d'entre eux mettaient les pieds pour la première fois
dans un pays dont ils ignoraient tout et qu'ils n'auraient pas pu situer
sur une carte avant le fatidique 6 avril, et l'on peut imaginer la
fragilité de bien des rapports et analyses.
|
Le problème, c'est que plusieurs de ces médias disposaient d'une
immense influence qui se transforma, dès le départ et parfois en toute
bonne foi, en capacité de désinformer. Certains, par pure compassion,
se crurent obligés d'endosser aveuglément les “explications”
habilement servies par ceux qui se rangeaient désormais dans le camp
des victimes, après avoir pris les armes pour accéder au pouvoir. Ce
fut le premier malentendu: le Front patriotique rwandais (FPR), machine
de guerre de Paul Kagamé, aujourd'hui “homme fort” de Kigali, n'était
en rien «victime» d'une situation qu'il avait créée, au contraire
des populations civiles qui lui servaient à la fois de chair à canon
et de paravent. Quand les stratèges du FPR glissèrent à la presse que
l'avion transportant deux présidents en exercice, le Rwandais Juvénal
Habyarimana et le Burundais Cyprien Ntaryamira, avait été descendu par
des «extrémistes hutus» en dépit du bon sens, les médias recrachèrent
en polyphonie ce mensonge si commode … Mais c'était un mensonge lourd
de conséquences. Il exemptait le nouveau régime de toute responsabilité,
présente et à venir, dans la phénoménale descente aux enfers du
Rwanda, pays des plus prometteurs avant l'invasion du FPR. Accablée par
sa mauvaise conscience face aux tueries généralisées qu'elle n'avait
pas pu empêcher en 1994, savamment et constamment culpabilisée par les
nouveaux maîtres de Kigali, la communauté internationale n'osera pas
tirer toutes les conséquences des massacres collectifs que Kagamé fera
froidement exécuter dans différents camps de réfugiés, à l'intérieur
comme à l'extérieur du pays. Jusqu'à ce jour d'ailleurs, surfant sur
son rôle de «victime du génocide», Kagamé n'est toujours pas obligé
de rendre des comptes sur le pillage en grand style de l'ex-Zaïre.
|
Seuls contre tous, bravant le politiquement correct, notre journal avait
rapidement attribué la responsabilité du tir de missile au FPR, après
une enquête qui reposait sur une longue connaissance de la région des
Grands Lacs. Les conclusions du juge Jean-Louis Bruguière ne font que
confirmer et officialiser des faits désormais connus. Le magistrat français,
qui dirigeait la seule enquête judiciaire menée à ce jour sur
l'attentat contre l'avion présidentiel, a pu recueillir une multitude
de témoignages dont plusieurs émanant d'acteurs directs connus de
notre rédaction. Intéressante est la démonstration que, si un camp a
planifié les événements, c'est plus le FPR, engagé dans une course
au pouvoir sans élections, que le camp gouvernemental, embourbé dans
des conflits internes et désorganisé par les Accords d'Arusha. Un
travail minutieux, d'autant plus circonspect que le sujet reste
explosif. A titre d'exemple, quand il est apparu que l'enquête
affirmait hardiment que la boîte noire de l'avion se trouvait aux mains
de l'ONU, connue pour ses nombreuses tentatives d'étouffer toute enquête
sur l'assassinat des deux présidents, l'organisation a d'abord tourné
la révélation en dérision… avant de reconnaître que l'objet se
trouvait bel et bien dans ses locaux à New York! Cet épisode, qui n'a
fait que renforcer la crédibilité du travail du juge Bruguière, si
besoin en était, n'indique pas grand chose sur la suite qui lui sera
donnée, lorsque les conclusions seront officiellement transmises au
parquet. On peut néanmoins voir dans la réaction du principal accusé
un semi-aveu involontaire. Agacé, Paul Kagamé a déclaré que le président
Habyarimana n'a eu que ce qu'il méritait, parce qu'il était « un
dictateur et un génocidaire », avant de s’étonner de «tout ce
raffut autour de cet individu». «Je m’en fiche de savoir qui l’a
tué!»… Un dérapage que ses équipes de propagandistes parisiens,
effarés de voir craquer cet animal à sang froid, s'efforcent à présent
de corriger, non sans tenter de discréditer l'enquête qui mouille définitivement
l'actuel président rwandais. Diligentée à la demande des familles des
équipages français et avec le soutien actif du capitaine Paul Barril,
cette investigation a pourtant failli ne jamais voir le jour, le
gouvernement français ayant refusé de saisir la justice… A ce stade,
elle a déjà eu pour effet de rééquilibrer de manière capitale le débat
sur le Rwanda. On ne pourra plus le caricaturer en combat entre un
groupe vertueux et un autre diabolique. La paix se construit sur les
responsabilités partagées, sur la vérité et non sur des
manipulations, aussi rusées soient-elles. A Paris, un colloque prévu
le 6 avril a justement pour but de relire les pages les plus noires de
l'histoire rwandaise avec un regard dessillé et constructif.
|