Jacques-Roger Booh Booh était le haut représentant de l'ONU en 1994 au
Rwanda. Il parle pour la première fois. Retour critique sur les
acteurs du drame.
ENTRETIEN
Vous étiez le représentant spécial
du secrétaire général de l'ONU au Rwanda en 1994, au moment du génocide.
Aviez-vous été informé, avant son déclenchement, de l'existence
de caches d'armes et des préparatifs des massacres ?
Au titre de chef de la mission de l'ONU, tous les câbles envoyés
à New York devaient passer par moi. Certes, j'étais au courant du
télex du 11 janvier, fondé sur les déclarations de l'informateur
Jean-Pierre (NDLR : qui assurait que des plans existaient afin de
tuer « mille Tutsis par vingt minutes »), mais beaucoup
d'autres informations signalaient les caches d'armes. Tous ces
rapports ont été transmis au Conseil de Sécurité, qui a consacré
plusieurs réunions à les étudier. Puisque le secrétaire général
de l'ONU Boutros_Boutros Ghali m'avait dit : « Vous êtes
africain, parlez-leur donc le langage de la vérité, dites-leur que
s'ils ne se mettent pas d'accord, la Minuar (NDLR : la mission
d'assistance des Nations unies, autrement dit les Casques bleus) va
partir. » Je suis allé voir le président Habyarimana.
Quarante-huit heures avant sa mort, je lui ai dit que le pays n'était
plus gouverné, qu'il ne contrôlait plus rien, et qu'il devait même
faire attention à sa propre vie.
J'ai répété au président qu'on était à un point où tout
pouvait arriver. Le président m'a écouté, son épouse à côté
de lui. Ils se sont regardé mais n'ont rien dit. J'ai aussi demandé
au président de tout faire pour débloquer la situation, afin de
permettre aux gens de travailler ensemble. Lorsque nous nous sommes
séparés, Habyarimana m'a dit : « Je vais à Gbadolite (résidence
du président Mobutu), après j'irai à Dar es Salaam où est
convoqué un sommet régional et, à mon retour, je vous
rencontrerai. » Le 6 avril au soir, alors que j'attendais son
retour, j'ai rencontré le directeur de cabinet du président qui
m'a confirmé qu'il allait me voir et publier un communiqué car,
disait-il, sa position avait peut-être évolué. Jusqu'alors en
effet, c'était toujours le président qui présentait de nouveaux
obstacles à la mise en œuvre de l'accord (NDLR : de partage du
pouvoir avec le FPR tutsi de Paul Kagame).
Revenons aux rumeurs qui couraient
avant le 6 avril. Qui incriminaient-elles ?
Sans être trop explicite, je dirais qu'elles mettaient en cause le
FPR. Je me rappelle que le ministre belge Willy Claes, qui se
trouvait au Rwanda en février, s'est rendu ensuite au Burundi d'où
il m'a téléphoné pour me dire que lors de son passage en Ouganda,
il avait été abordé par des gens qui se réclamaient du FPR et
demandaient aux Occidentaux de les aider à faire partir
Habyarimana. Il n'y avait là aucune allusion à un assassinat, mais
tout de même, quelque chose était dans l'air...
La responsabilité de la communauté
internationale est souvent soulignée, mais quelle est celle des
Rwandais dans le drame qui s'est noué à l'époque ?
Ce qui est sûr, c'est que les deux parties ne voulaient plus de cet
accord, qui avait cependant été négocié durant trois ans.
J'avais l'impression que chaque partie ne voulait jouer le jeu que
si elle était assurée de pouvoir contrôler l'Assemblée ou le
gouvernement. Le compromis n'intéressait plus personne. Finalement
le FPR est reparti dans son quartier général de Mulindi avec ses
plus importants responsables. C'était un mauvais présage et
lorsque les hostilités ont commencé, on a constaté que le FPR n'était
pas pris au dépourvu. Durant les négociations, les blocages
provoqués par le FPR étaient plus subtils que du côté du président.
J'avais le sentiment qu'Habyarimana ne contrôlait plus rien, il dénonçait
les pressions qui s'exerçaient sur lui et non sur le FPR qui préparait
la guerre. Il a même envoyé l'un de ses ministres pour
s'entretenir directement avec Boutros Ghali mais ce dernier s'est
montré plus brutal que moi. On s'attendait à tout, mais ce sont
les Rwandais qui, par leur intransigeance, portent la plus grande
responsabilité de ce qui est arrivé.
Sur le plan militaire, vous semblez
adresser des reproches au général Dallaire, le commandant de la
Minuar ?
Durant longtemps, par respect pour les victimes, je me suis abstenu
de toute polémique. Mais aujourd'hui, je veux rappeler les problèmes
qui se posaient. Il faut d'abord savoir que
Dallaire voulait être
le responsable, à la fois politique et militaire, de toute la
mission et qu'il a mal accepté mon autorité, essayant de minimiser
mon rôle. Sur le plan militaire, qui était de son ressort, bien
des problèmes se posaient : l
a zone démilitarisée était devenue
une passoire, sans cesse des armes arrivaient d'Ouganda pour
approvisionner le FPR, et Habyarimana, qui en était tenu informé
par ses amis, nous le reprochait, précisions à la clé. Mais selon
les rapports de Dallaire, il n'y avait jamais aucun problème de ce
côté-là... En fait,
le général ne disait pas la
vérité, ses
contrôles n'étaient pas assez serrés. Le travail militaire de la
Minuar n'était pas fait et Dallaire préférait faire de la
politique; ce n'était pas son rôle.
De plus, il était partial : plusieurs fois, on a noté que
des
militaires du FPR travaillaient avec Dallaire, dans la salle d'état-major
de la Minuar, à l'hôtel Méridien. Là, il y avait des cartes
montrant les positions des forces d'Habyarimana sur le terrain... A
la Minuar tout le monde savait cela. Quand les hostilités ont
commencé, notre quartier général était plutôt dans la zone du
FPR et ce dernier venait se renseigner pour savoir où se trouvaient
les poches de résistance. Enfin,
Dallaire n'était même pas obéi
par ses troupes...
Qu'avez-vous fait dans la soirée du 6
avril, après le crash ?
A la demande de Dallaire, j'ai reçu le colonel Bagosora (NDLR :
accusé aujourd'hui d'être l'un des principaux organisateurs du génocide)
et j'ai senti qu'il s'agissait d'un coup d'Etat. Bagosora n'était
pas paniqué, il semblait en pleine possession de son autorité. Il
m'a dit qu'une équipe militaire avait été mise en place mais je
lui ai répondu qu'elle ne serait jamais reconnue à l'extérieur,
et que les institutions prévues par les accords d'Arusha
demeuraient en place, dont le Premier ministre Mme Uwilingiymana.
Bagosora, s'échauffant, élevant la voix, a rétorqué que cette
femme était rejetée par tout le monde, même par ceux de son clan.
Tous ceux qui représentaient la communauté internationale, dont le
Nonce et l'ambassadeur de Belgique, ont alors accepté de se réunir
le lendemain à 9 heures, chez l'ambassadeur des Etats-Unis. Cette réunion,
d'une importance cruciale, où nous allions essayer de calmer le jeu
auprès des Rwandais qui nous attendaient, n'a cependant pas pu
avoir lieu car Dallaire, qui aurait dû nous fournir des voitures
blindées, a refusé de le faire. C'est par la radio que, par la
suite, j'ai appris qu'un gouvernement intérimaire avait été mis
en place. Et tous ceux qui incarnaient une solution institutionnelle
ont été massacrés.