Le débat sur l’implication (directe) du président Paul Kagame dans le génocide
rwandais ne fait que commencer. Afrique Education en fait régulièrement état
au fur et à mesure que les ouvrages et les documents qui en parlent, sont portés
à sa connaissance. « De la révolution rwandaise à la contre-révolution :
contraintes structurelles et gouvernance entre 1950 et 2003 » rédigé par
l’universitaire rwandais Albert-Enéas Gakusi et la chercheure française Frédérique
Mouzer, apporte un autre éclairage sur la difficile coexistence entre les extrémistes
tutsi actuellement au pouvoir et les extrémistes hutu qui en avaient été
chassés en avril 1994. Le Rwanda de Paul Kagame est une sorte de Jungle où
s’exerce la loi du plus fort, celle du vainqueur de la guerre. Le plus inquiétant
est que cette loi des vainqueurs est en train d’orienter les débats au
Tribunal d’Arusha, après avoir réussi à faire courber Kofi Annan et les
Nations-Unies, en obtenant – scandaleusement – à cause des pressions de
Kigali, le limogeage de la procureur Carla Del Ponte, tout simplement parce
qu’elle avait commencé à orienter une partie des enquêtes vers le FPR de
Paul Kagame. Jusqu’où ira cette fuite en avant de la communauté
internationale qui refuse dix ans après le génocide d’admettre l’évidence
?
Nous avons choisi de reproduire un sous-titre (Attentat contre l’avion de
Habyarimana) du chapitre 3 de cet ouvrage pour inviter la communauté
internationale à avoir un peu plus de courage et de clairvoyance dans les décisions
qu’elle prend sur ce dossier brûlant. Car la vérité finit toujours par
triompher.
CRIMINALITE DU POUVOIR
Dans son dernier livre écrit peu avant sa mort en 1998, l’économiste américain
Mancur Olson (2000) conseille à ceux qui s’intéressent à l’analyse
politique de toujours se poser la question de savoir qui, comment, pourquoi et
pour qui le pouvoir est exercé. Lorsqu’il traite de l’origine de
l’autocratie, Olson explique que le gouvernement de larges groupes humains naît
normalement de personnes capables d’organiser la plus grande violence. Il fait
observer que ces entrepreneurs violents ne se considèrent naturellement pas
comme des bandits mais qu’ils se donnent, ainsi qu’à leur descendance, des
titres exaltants. Enfin, il souligne que les autocrates de toutes sortes déclarent
prendre le pouvoir dans l’intérêt des populations et que, par conséquent,
leur gouvernement résulterait du choix délibéré de celles-ci.
Au Rwanda, le FPR ne procède pas autrement lorsque, pour reconquérir le
pouvoir avec son programme en huit points de libération du peuple rwandais de
la dictature de Habyarimana, il adopte des stratégies criminelles, avant
d’organiser des simulacres d’élections démocratiques pour montrer au monde
entier que la population lui est entièrement favorable, en prenant toutefois le
soin d’écraser massivement toute opposition politique. Ces stratégies
criminelles portent sur la dynamique génocidaire et dans le fait de
s’attaquer aux symboles et autres dimensions de la société en éliminant, y
compris physiquement, tout élément non désirable dans la nouvelle
configuration du pouvoir.
Attentat contre l’avion de Habyarimana
C’est Abraham Lincoln qui disait que l’on peut mentir quelque temps à
tout le monde ou longtemps à quelques personnes, mais certainement pas mentir
très longtemps à tout le monde. Même si l’on ne détient pas encore de
preuves irréfutables sur les responsables de l’attentat commis contre
l’avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994, il est admis que celui-ci
a constitué le moment du passage à l’acte pour le massacre d’opposants
politiques et le déclenchement du génocide des tutsi. Ceux qui ont soutenu, préparé
et commis cet attentat, relayés en Occident par des journalistes et une
certaine intelligentsia, ont aussitôt accusé l’ancienne garde présidentielle.
Néanmoins, jusqu’ici, cette thèse n’a pas convaincu grand monde pour au
moins quatre raisons principales que cite l’ancien ministre de la Défense
sous la présidence Habyarimana, Gasana : la première raison est que les FAR
n’avaient ni les compétences ni les moyens pour manipuler les missiles antiaériens.
La deuxième est qu’aucun autre missile ne fut trouvé sur place à la
disposition des FAR. La troisième correspond à l’état d’impréparation
des FAR pour gérer la crise après l’attentat. La quatrième est que les extrémistes
hutu avaient des possibilités plus aisées de tuer Habyarimana, sans devoir
abattre l’avion qui transportait d’autres personnes sur lesquelles ils
pouvaient compter pour lutter contre le FPR, ainsi que le président burundais.
A ces raisons, on peut ajouter le fait que les FAR ayant été défaites, elles
ne disposent d’aucun moyen d’entraver des enquêtes pour rechercher la vérité.
Et pourtant, celles-ci restent toujours bloquées.
Au contraire, l’autre thèse, celle qui porte la responsabilité sur le FPR,
étayée par de nombreux arguments, témoignages et faits antérieurs et postérieurs
au génocide, n’a commencé à être prise au sérieux que récemment. Le témoignage
de l’abbé Sibomana (1997 : 91), connu pour sa grande qualité
d’investigation est resté ambigu sur cette question. D’une part, il déclarait
qu’il était au courant que la garde présidentielle voulait tuer Habyarimana,
mais d’autre part, il affirmait être en possession d’un document dont il
n’osait pas révéler le signataire.
Le contenu de ce document dont on ne doute pas qu’il provenait du FPR, est le
suivant : « The intensification of the security of Habyaimana did not change
the plans neither detered the members and supporters. We examine with our
advisers how to destroy his aircraft (...). The hutu who lived overseas,
especially in North America, conduct now activities to stop our plan. You are
urged to transmit us their names and those of their members families”.
Par la suite, ce qui advint à Sibomana est bien connu. Le gouvernement lui
refusa un passeport et lorsqu’il tomba malade, l’administration maintint sa
décision jusqu’à sa mort, l’empêchant ainsi de se faire soigner à l’étranger
(Deguine, 1998).
Les arguments les plus cités en faveur de cette thèse sont les suivants : le
FPR avait déjà abattu deux hélicoptères des Forces armées rwandaises (FAR)
et un avion gouvernemental de reconnaissance avec des missiles Sam 7 en octobre
1990 lorsque la guerre éclata entre le FPR et les FAR ; les troupes du FPR ont
bougé dès le lendemain de l’attentat ; les trajets des avions atterrissant
à Kigali avaient été modifiés à la demande du FPR ; le président ougandais
Museveni est intervenu pour que le président burundais Ntaryamira rentre dans
le même avion que celui du président Habyarimana, tard dans la nuit ; le président
Mobutu a été averti par la CIA de ne pas monter dans l’avion de Habyarimana
; un officier américain était à l’hôtel des Mille Collines avec un plan
d’évacuation six heures avant l’attentat ; l’ambassade des Etats-Unis a
fermé et les Américains ont été évacués dès le matin du 7 avril 1994 après
l’attentat ; Kagame s’est opposé à l’idée d’une enquête à ce sujet
et il a retiré sa plainte contre le journaliste Charles Onana dont le livre
l’accuse manifestement d’avoir été l’homme par qui le génocide s’est
produit (Onana, 2002).
De plus, dans un article du journal Libération du 29 juillet 1994, on peut lire
: « L’enquête, sur place, de même qu’une centaine de témoignages
recueillis au Rwanda, dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est et en Europe,
fait ressortir, en l’absence de preuves matérielles, comme la plus plausible
des différentes hypothèses une monstrueuse présomption : que le Front
patriotique rwandais, le mouvement représentant les tutsi minoritaires du
Rwanda, ait pu commettre l’acte entraînant le génocide de ses partisans ».
Au-delà de ces arguments, la suite des événements devait confirmer la thèse
selon laquelle le FPR voulait prendre tout le pouvoir au Rwanda et non se
contenter du partage concédé par l’accord de paix d’Arusha (1993),
d’autant qu’il risquait d’en perdre l’avantage au moment des élections.
De ce fait, le FPR a adopté des stratégies visant à s’accaparer les
secteurs-clefs de la société afin de s’assurer le monopole du pouvoir :
politique, judiciaire, religieux, et économique. Pour y arriver, il fallait
s’attaquer à ses symboles et anéantir toute personne ou institution
susceptible d’engendrer une force d’opposition.
De la révolution rwandaise à la contre-révolution
Contraintes structurelles et gouvernance (1950-2003)
Par Albert-Enéas Gakusi et Frédérique Mouzer
L’Harmattan, Paris 2003, 152 pages, 13,50 euros