Julien Élie
Réalisateur de films, dont Celui qui savait, portant sur
l'assassinat de Seth Sendashonga, ministre de l'Intérieur du gouvernement
rwandais d'unité nationale de 1994 aux côtés de Paul Kagamé, alors ministre
de la Défense et vice-président
Édition du
vendredi 9 avril 2004
Samedi dernier, dans son cahier Perspectives, Le Devoir soulignait à travers divers articles le dixième anniversaire du génocide rwandais. Parmi tous ces textes, celui au titre ronflant «J'ai vu l'espoir», de Jacques Jobin, publié en page Idées, faisait part de son emballement à toute épreuve devant le prétendu miracle rwandais.
Toujours selon M. Jobin, les crimes d'aujourd'hui «ne doivent
pas nous inciter à ignorer [...] un gouvernement déterminé à rebâtir la
fraternité et la fierté nationale». En échange, ce que l'auteur nous presse
alors d'ignorer me paraît consister à demander une bonne dose d'aveuglement
volontaire et de lâcheté quand on sait que le régime du président Paul Kagamé
a érigé en système l'extorsion, les menaces et l'élimination d'opposants.
De graves atteintes aux droits
Faut-il donc, au nom du progrès, oublier les assassinats
politiques, comme celui de Seth Sendashonga, ancien ministre de l'Intérieur du
premier gouvernement mené par le FPR, ou encore les tueries de grande ampleur,
comme le massacre de dizaines de milliers de civils dans l'ancien Zaïre, commis
par les troupes de Kagamé ? Et tout cela, bien sûr, sous prétexte de
certaines avancées économiques et sociales qui, il n'est jamais vain de le
rappeler, sont souvent le fruit de l'exploitation éhontée des richesses du
Congo voisin ?
M. Jobin a préféré qualifier de «faibles secousses» les exactions du FPR !
Tout au plus, à la fin de son texte, l'auteur reconnaît-il que Kagamé «est
autoritaire, dirige ses troupes d'une main de fer et refuse les compromis [...]».
À ce compte-là, devrions-nous lui souhaiter de se joindre à la grande confrérie
des amis du FPR, menée par le surestimé auteur new-yorkais Philip Gourevitch
et autres valets et cireurs de bottes de Paul Kagamé ?
On ne peut plus passer sous silence ces graves atteintes aux droits de la
personne, feindre l'ignorance ou encore prétendre qu'il s'agit d'actes de
vengeance isolés alors que les preuves affluent, démontrant une chaîne de
commandement claire et sans faille, partant de la tête de l'état-major
jusqu'au plus simple soldat. L'APR (Armée patriotique rwandaise, pendant
militaire du FPR), tout comme son redoutable service de renseignement, la DMI,
est sûrement l'armée la mieux entraînée et la plus disciplinée de tout le
continent africain. Dans ce cas, on ne peut brandir la carte du simple débordement
pour expliquer les massacres à répétition, comme celui de Kibeho, où près
de 4000 civils ont été tués à coups de mortier en 1995.
Toutes les semaines, de nouveaux éléments viennent confirmer la responsabilité
du président Kagamé dans la mort de dizaines de milliers de Rwandais. Les enquêtes
et les rapports incriminants ne manquent plus.
On sait aujourd'hui que Carla Del Ponte, ancienne procureure en chef du Tribunal
pénal international pour le Rwanda (TPIR), a perdu son poste en août dernier
sous la pression des alliés occidentaux de Kigali. Si la très grande majorité
de l'équipe de Mme Del Ponte mettait tous ses efforts à la condamnation des génocidaires,
on sait aussi qu'une équipe restreinte de juristes, travaillant directement
sous ses ordres, amassait depuis des années les dossiers accablants pour mettre
Kagamé et une bonne partie de son état-major aux arrêts. Le manque de volonté
politique (l'arrestation d'un chef d'État en fonction aurait été une première)
et le mécontentement de Washington ont eu raison de Mme Del Ponte.
À cela, il faut bien évidemment ajouter l'enquête du juge Brugière, qui soulève
l'implication de l'actuel président rwandais dans l'attentat contre l'avion de
son prédécesseur, en avril 1994, et qui déclencha le génocide, mais aussi
les nombreux témoignages effarants sur les atrocités que les officiers de
l'APR avaient reçu ordre de commettre. À ce sujet, je me rappellerai toujours
le récit que m'avait fait un jeune soldat enrôlé de force dans les rangs de
l'APR et qui me décrivait en détail comment on ordonnait à ses collègues de
brûler les centaines de corps de victimes qu'on exécutait dans un camp
retranché, non loin de Kigali.
Faut-il être bien malhonnête ou complètement aveuglé -- peut-être par le «sourire
d'un écolier» ? -- pour ne parler que de «failles importantes» et nous
demander encore une fois de laisser au gouvernement Kagamé «le temps qu'il
faut pour apprendre la démocratie» ? La dernière fois que je suis allé
au Rwanda, j'ai pu moi aussi constater de nettes améliorations dans l'ensemble
du pays. Cependant, le beau spectacle que nous décrivait M. Jobin dans son
texte ne me fera jamais oublier la mort violente de bon nombre de mes amis, tous
assassinés par les hommes de main d'un régime qui, comme le dit M. Jobin, «veut
faire les choses à sa manière».
Nous demander de nous taire et de glorifier le «nouveau drapeau», aussi beau
soit-il, c'est nous demander d'être complices d'une bande d'assassins.