Les dilemmes rwandais de Louis Michel

 
Filip Reyntjens
14/10/2003

La semaine passée, le Ministre des Affaires Etrangères, Louis Michel, a déclaré à Kigali qu'il était satisfait des élections qui ont eu lieu au Rwanda et que les résultats étaient "incontestables". Peu de temps auparavant, une équipe d'observateurs de l'Union européenne était arrivée à la conclusion contraire.

La mission était constituée de dizaines d'enquêteurs (examinateurs) qui ont visité plus de quatre cents bureaux de vote et de dépouillement. Leur rapport constatait beaucoup d'irrégularités, de fraude, et d'intimidation et concluait que les élections avaient eu lieu "sans réelle opposition". D'autres rapports indépendants sur les élections présidentielles et législatives ont fait des constatations allant dans le même sens. A l'issue d'une journée "d'observation" Michel est arrivé à la conclusion selon laquelle ces rapports critiques avaient parfois conclu "quelque peu hâtivement". Il s'est demandé si les observateurs européens étaient bien au courant du "contexte précis".

Comment peut-on expliquer cette troublante prise de position de notre Ministre des Affaires Etrangères, l'homme qui voulait donner à la diplomatie belge un élan éthique? Pourquoi embrasse-t-il subitement le Président Kagame avec qui, il n'y a pas si longtemps, il était entré en collision à propos des crimes commis par l'armée rwandaise au Congo, et après la déclaration du porte-parole du gouvernement rwandais selon laquelle "le Rwanda n'avait de leçon de démocratie à recevoir ni de Louis Michel ni de la Belgique"? Autoritaire au départ, le régime rwandais est entre temps devenu totalitaire. Il a rédigé une Constitution taillée sur mesure et a anéanti l'opposition, victime de dissolution et de non-agrément de partis politiques, de disparitions, d'arrestations et d'exil. Ce qui restait encore de la société civile ainsi que la presse, ont été muselés. En dépit de son contrôle total sur le système politique, militaire, provincial et local, le Front Patriotique Rwandais était manifestement encore tellement inquiet qu'il s'est rendu coupable de fraude électorale à grande échelle.
 
Le régime de Kigali ne dispose pas d'armes de destruction massive, mais il a bien détruit massivement ses propres citoyens et ceux du Congo. Depuis 1994, il a assassiné bien plus de citoyens que le régime de Saddam Hussein en Irak. Il a envahi deux fois un pays voisin et s'y est rendu coupable de crimes de guerre et de pillages à grande échelle. En raison de son plus grand atout politique -le génocide de 1994, dont il aime se présenter comme en étant la victime- qu'il exploite de manière éhontée, le FPR s'est assuré d'une impunité totale.
 
Il y a quelques mois, la spécialiste du Rwanda, Claudine Vidal, de nationalité française, qui dans le passé a témoigné beaucoup de compréhension pour le FPR, s'est demandée si les les donateurs qui ont cofinancé le processus électoral rwandais auront le sentiment d'avoir aidé les électeurs rwandais à exercer leurs droits civils et politiques? « Pour y croire, il leur faudra une très remarquable volonté d’aveuglement. » ( Le Nouvel Observateur, du 19 au 25 juin 2003).   Louis Michel n'est pas naïf. Mais d'où vient alors son attitude? Il raisonne peut-être à court terme. Il pense que Kagame et le FPR viennent juste de gagner un mandat de sept ans. Bien qu'il connaisse leurs grandes défaillances, il pense, sans doute en raison de la "real politiek" qu'il pourra "faire des affaires" avec eux et qu'il doit, dans ces circonstances, rester leur interlocuteur valable. Il se pourrait même qu'il espère que le régime s'améliorera et qu'il réalisera une ouverture.
 
Dans ce cas, Louis Michel doit être secoué pour qu'il se réveille. La direction prise par le régime rwandais depuis des années n'est pas celle de l'ouverture mais bien celle d'un  contrôle total. La "légitimité" acquise par le FPR grâce aux élections, n'incitera pas ce parti au dialogue avec l'opposition, qui continue, de l'étranger, à regarder impuissamment ce qui se passe. La plupart de Rwandais -HUTU et TUTSI- qui savent très bien combien ils sont escroqués, sont frustrés, amers et désespérés. La violence structurelle , qui dans ce pays déchiré est tellement omniprésente reprendra de manière exacerbée dans deux, cinq ou dix ans. Aujourd'hui, on peut lire dans les textes des groupes d'opposition basés à l'étranger, qui jusqu'à présent rejetaient radicalement la violence, que ,,la stratégie militaire a désormais toute sa place'' (Memorandum de l'Alliance Igihango, 22 septembre 2003).

J'ai toujours soutenu la politique africaine de Louis Michel et je continue à la soutenir, mais sur ce point crucial je dois m'en désolidariser. La politique de "l'engagement critique, mais constructif" a manifestement ici atteint ses limites. Quel signal la Belgique donne-t-elle aux Rwandais, également au sein du FPR, qui aspirent à une véritable démocratisation et réconciliation? Comment cette position peut-elle être expliquée aux Rwandais et aux Congolais victimes d'oppression et de violence? Et de quel droit la Belgique peut-elle encore inciter le Burundi et le Congo à conduire d'une manière correcte leur transition vers la démocratie?
 
Le blanc seing que donne Michel à la farce électorale est contreproductif et dangereux, et arrive paradoxalement au moment où d'autres pays -"amis du Nouveau Rwanda", tels que le Royaume Uni et les Pays-Bas- commencent à revoir leur position à l'égard de ce régime qu'ils ont soutenu pendant de nombreuses années. En niant l'évidence, Louis Michel prend le risque de placer la Belgique dans une position similaire à celle de la France qui, jusqu'en 1994, a soutenu le régime qui a le génocide sur la conscience.
 
(L'auteur est professeur à l'Université d'Anvers et à l'Université Libre de Bruxelles.)



 

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Article traduit du néerlandais par RUCUNDAMABANO rwa Rugwarushinze rwa Muhaturukundo rwa Rusumbasine rwa Rudasumbwa rwa Rukebano rwa Rumashana rwa Nyamugwahashe wa Mbonagaza, INDENGABAGANIZI mu Nyemeramihigo NIKOZITAMBIRWA.