Ce témoignage a été donné à l’occasion de la journée en mémoire des victimes de crimes de masse commis en RDC entre 1993 et 2003. Journée organisée le 31/10/2010 à Paris par les associations membres de la FEIDAR en partenariat avec le CLIIR et la SOCIRWA
Le premier octobre 1990, lorsque le Front patriotique rwandais attaque le Rwanda à partir de l’Ouganda, je fréquente la dernière année du secondaire. Entre élèves, les notions de Hutu, de Twa et de Tutsi ne représentent pas grand-chose.
En 1991, j’entre à l’Université nationale du Rwanda (UNR) au campus universitaire de Ruhengeri. Je deviens trois ans plus tard Président de l’Association générale des étudiants de l’Université nationale du Rwanda (AGEUNR) tant au campus universitaire de Ruhengeri qu’à celui de Butare.
C’est au campus que je rejoins les partis politiques d’opposition dès leur naissance en mars 1991. Plus précisément, j’adhère au MDR. Au campus, dans un premier temps, les partis d’opposition (MDR, PL et PSD) travaillent main dans la main et éprouvent une grande tolérance, voire une certaine sympathie vis-à-vis du FPR. Devant des atrocités que commet l’ex-rébellion, je finis, avec nombre de mes camarades, par prendre mes distances tant à l’égard du FPR que vis-vis du MRND.
Le 6 avril 1994, lorsque la descente meurtrière de l’avion du Président Habyarimana déclenche les massacres des Tutsi, je joins mes forces à celles de ceux qui, dans la mesure de leur possibilité, luttent pour sauver les personnes persécutées, « celles qui devaient mourir » pour reprendre les mots du théologien rwandais Laurien Ntezimana.
En juillet 1994, comme des centaines de milliers d’autres Rwandais, je prends le chemin de l’exil. Je m’installe dans l’ex-Zaïre, dans l’un des camps du Sud Kivu.
En octobre 1996, les camps des réfugiés sont attaqués et détruits par l’armée patriotique rwandaise. Une partie de réfugiés est rapatriée de force, une autre entame une longue saga à travers les forêts du Zaïre où elle est pourchassée et tuée sur une distance de plus de 2000 km. Je fais partie de ces derniers.
Dans le temps qui m’est imparti, il m’est impossible de rendre compte des atrocités commises ainsi que des horreurs vécues sur ce chemin de la croix – l’expression n’est pas forte – où nous avons vécu en permanence dans l’immanence et dans l’ombre de la mort. Mort par la faim, mort par les maladies, mort par l’épuisement et, surtout, mort par la main meurtrière de l’armée patriotique rwandaise.
Je revois ce bébé qui cherchait encore à téter les seins de sa mère déjà envahie par les fourmis car elle était déjà morte. Je revois encore cet ami qui, impuissant, assistait à la souffrance de sa femme qui n’arrivait pas à accoucher de leur premier enfant et qui finit par être emportée par ce douloureux accouchement. Je pense aussi à cette femme qui, sous la pluie de balles, s’enfuit laissant sa fille unique saignant et appelant au secours après avoir reçu plusieurs balles dans les deux jambes.
Combien de jours me faudrait-il pour raconter les massacres de masse commis à Kashusha, à Shanji, à Hombo, à Tebero, à Walikare, à Tingi Tingi, à Lubutu, à Ubundu, à Mbandaka et ailleurs ? Et si le facteur temps ne constituait pas un obstacle, suis-je humainement capable de parler de tous ces faits dont la cruauté échappe à la narration ? L’humilité me commande de déclarer forfait.
Je déclare donc forfait et vais me concentrer au massacre de Kasese qui ne cesse jamais de me hanter l’esprit. L’exécution de ce massacre prouve, si besoin est, qu’il a été prémédité et accompli avec le dessein de tuer le maximum de personnes. Cela étant dit, permettez-moi de passer aux faits.
Après la destruction de Tingi Tingi, fin février 1997, nous reprenons la fuite vers Kisangani avec l’intention de gagner la République Centrafricaine. La ville de Kisangani tombe le 17 mars 1997 avant que nous y entrions. Nous sommes alors dirigés vers Ubundu. Nous franchissons difficilement le fleuve de Lualaba. Certains réfugiés décident de traverser le Zaïre en passant par Mbandaka, qui est à plus de 1500 km, d’autres préfèrent de se rendre aux rebelles à Kisangani. Je fais partie de ces derniers.
Avant de poursuivre la relation des évènements, je vais me référer à un épisode que je décris à la page 146 de mon récit de 2001 Le peuple rwandais un pied dans la tombe que je convoquerai souvent au cours de cette intervention. Cet épisode vous permettra d’apprécier ce qui suivra :
« Ceux qui entraient dans la forêt pour Mbandaka, entendaient poursuivre la lutte de résistance contre le régime qu’ils avaient fui depuis 1994. Ceux qui se remettaient aux rebelles à Kisangani, se sentaient essoufflés et acceptaient de se soumettre. Ces derniers voulaient manifester qu’ils n’avaient plus aucun sentiment d’opposition. Celui qui avait une cordelette, une couverture ou une ceinture dite militaire de par la couleur devait la laisser à 52. Nous fouillions minutieusement nos sacs, même un couteau de table était abandonné là. La plupart des ex-FAR prirent la logique de la forêt mais certains de leurs camarades se rendirent à leurs anciens ennemis. Ils faisaient comme nous, ils abandonnaient tout sur place. Si cela n’était pas pécher contre la pudeur, nous aurions dû nous rendre nus pour ne pas être suspectés. Nous nous remettions à celui que nous avions fui depuis 1994. C’était un choix délicat mais c’était ainsi. La vie de l’homme est faite de perpétuels choix. Et il arrive que l’on se retrouve face aux seules possibilités amères. C’était sans doute notre cas » (Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe, 2001, p. 146).
Nous nous dirigeons donc vers Kisangani et nous sommes vers la fin du mois de mars 1997. A 7 km avant d’y arriver, dans une localité appelée Lula, nous sommes bloqués par un camp de militaires rwandais. Après avoir enregistré chacun, ces militaires nous installent autour de leur camp. C’est à partir de ce camp que la dynamique de meurtre va se mettre en place en différentes phases. Je voudrais en énumérer au moins quatre.
1ère phase : Les arrestations sélectives
Dès l’arrivée des réfugiés à Lula, les militaires rwandais commencent à arrêter les gens et à les emporter. C’est, par exemple, au cours de cette première phase que sont arrêtés Frédéric Karangwa, qui fut préfet de Butare et André Kagimbangabo, qui fut préfet de Cyangugu. C’est aussi au cours de cette phase qu’est arrêtée Annonciata Uzakunda, ancienne camarade au campus de Ruhengeri et secrétaire générale adjointe de l’AGEUNR.
2ème phase : Recrutement de jeunes et d’ex-FAR
La vague d’arrestations est suivie par une campagne de recrutement. Les militaires de l’APR demandent aux ex-FAR présentes et aux jeunes, dont certains n’ont jamais manié les armes, de les rejoindre pour les aider à conquérir Kinshasa. Ces nouvelles recrues ne doivent pas s’inquiéter pour leurs familles, puisque celles-ci vont être logées dans des camps militaires avec d’autres familles de militaires. Environ 3000 personnes répondent à l’appel et la plupart s’en vont avec leurs familles.
« Cette offre était alléchante pour plusieurs raisons : d’abord parce que beaucoup de gens disparaissaient chaque jour et que chacun était candidat à la disparition. En entrant dans l’armée, on allait être épargné. Ensuite parce qu’une fois soldat de l’APR, on rentrerait dans le pays la tête haute. Enfin parce que c’était une occasion de ne jamais mourir de faim » (Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe, 2001, p. 153).
3ème phase : Premier retour en arrière
Nous sommes en début du mois d’avril 1997. Deux jours après le départ des recrues, les militaires nous demandent de décamper et de retourner en arrière pour ne pas gêner les opérations militaires. Après plusieurs heures de marche, on nous installe à une vingtaine de kilomètres de Lula. Nous formons alors les camps de Kasese 1 et 2 regroupant des réfugiés dont le nombre varierait entre 60 et 100 mille.
Au cours des premiers jours à Kasese, nous nous faisons des illusions sur la bonne foi de l’APR. En effet, comment ne pas croire en la bonne foi de cette armée qui a déjà intégré des milliers des nôtres dans ses rangs ? Je pense ici aux recrues de Lula. Au cours de cette période, un autre évènement vient renforcer notre confiance. Outre que les militaires viennent partager à boire avec les réfugiés, un afandi de l’APR vient dans le camp demander la main d’une jeune réfugiée, une nièce, si mes informations sont bonnes, du chef de camp de Kasese. Dans Le peuple rwandais un pied dans la tombe, je fais remarquer qu’après ces fameuses fiançailles, « beaucoup d’autres filles essayaient de séduire un grand nombre d’éléments de l’APR » (Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe, 2001, p. 157).
« Malgré tous ces phénomènes étranges mais de fraternisation, la situation évoluait avec beaucoup d’ambiguïtés. Radio Amani de Kisangani pourtant pro-rebelles diabolisait les réfugiés. Nous pensions que les journalistes étaient libres d’avoir des opinions différentes de celles des maîtres de Kisangani. […]
Un autre élément bouleversant fut le témoignage d’un prétendu rescapé des militaires recrutés à 7 kilomètres de Kisangani. Son témoignage était angoissant. Il disait que ces militaires et toutes leurs familles (femmes et enfants) avaient été systématiquement assassinés. Celui qui donna ce témoignage affirmait qu’il était un rescapé qui, de justesse, avait échappé au carnage. Il nous dit que c’était notre tour. Ce rescapé jura qu’il ne resterait pas à Kasese. Il allait continuer par la forêt et tenter d’aller à Mbandaka. Il n’a pas passé la nuit là-bas. Son récit, au lieu de convaincre, augmenta la confusion. Certaines personnes ont reconnu ce témoin et nous ont confirmé qu’il était effectivement resté parmi d’autres recrutés. Est-ce que son récit était vraisemblable?
Ce qui est évident est que, jusqu’à l’heure où j’écris, personne n’a revu ni les membres des familles des recrutés ni ces recrutés devenus militaires de l’APR » (Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe, 2001, pp.157-158).
4ème phase : Le carnage du 22 avril 1997
Le 22 avril 1997, les réfugiés de Kasese 1 et 2 se réveillent encerclés par les militaires de l’APR. Ceux-ci leur demandent de prendre la direction d’Ubundu, une direction inverse de Kisangani, en suivant le chemin de fer. C’est un deuxième retour en arrière.
En cette matinée, ceux qui hésitent sont tués. En cette matinée, durant la marche, des gens sont sélectionnés et tués essentiellement à l’arme blanche. En cette matinée, durant la marche, des familles entières sont sorties des rangs et exécutées.
Après huit heures de marche, les militaires qui accompagnent les réfugiés leur demandent de s’asseoir et de préparer à manger. Et c’est à ce moment que le carnage commence.
« Devant nous s’installèrent ces militaires qui nous conduisaient avec leurs mitrailleuses et les caisses d’obus. Ils tournèrent les canons sur nous. Ils étaient tellement nombreux qu’il y en avait partout. Sans pitié, ils ouvrirent le feu. Les gens moururent par centaines. Le sang coula partout, se mêla au repas qu’on préparait et tout devint rouge » (Niwese, Le peuple rwandais un pied dans la tombe, 2001, pp.161-162).
Les massacres qui débutent le 22 avril 1997 sont accomplis intensivement durant trois jours. Nous sommes pourchassés dans la forêt. Les cadavres sont examinés pour retrouver et parachever les personnes qui gardent encore le souffle. Les femmes arrêtées sont sauvagement violées avant d’être exécutées, etc. Après les tueries intensives, les corps sont entassés et brûlés. D’autres finissent dans des fosses communes.
Tels sont les faits, essayons maintenant de les interroger.
Les trois affirmations que je vais avancer peuvent être tout sauf gratuites :
1ère affirmation : Treize ans après les évènements de Kasese, personne n’a revu les personnes arrêtées à Lula (à 7 km de Kisangani), durant la première vague d’arrestations. Que sont-elles devenues ? Seul Kigali sait.
2ème affirmation : Treize ans après les évènements de Kasese, personne n’a revu les recrues de Kisangani et leurs familles. Que sont devenus ces milliers de gens emportés dans un simulacre de recrutement ? Seul Kigali sait.
3ème affirmation : Comme j’ai tenu à le faire observer, à Lula et à Kasese, personne n’était armé. Des réfugiés massacrés étaient tout simplement des personnes sans défense. Ils ont été massacrés par des militaires auxquels ils s’étaient rendus. Pourquoi l’APR a-t-elle massacré des hommes sans défense, dont nombre d’entre eux étaient des enfants, des femmes, des vieillards et des malades ? Seul Kigali sait.
Tout tend à indiquer que les massacres du 22 avril 1997 ont été prémédités et minutieusement préparés. Je dégage ici cinq indices de préparation en tentant de comprendre la stratégie utilisée par l’APR dans l’exécution de ce crime :
1er indice : Quand j’essaie de voir le profil des personnes arrêtées et tuées par sélection à Lula, je trouve qu’il s’agissait essentiellement des personnes considérées comme étant capables de mobiliser les gens. En les tuant, l’APR aurait voulu priver les réfugiés de personnes capables de déjouer son plan macabre.
2ème indice : Lorsque l’APR a organisé un simulacre de recrutement de jeunes et d’ex-FAR, il aurait voulu priver les réfugiés de toutes les personnes qui, d’une façon ou d’une autre, pouvaient lui opposer résistance, ce qui lui a permis de massacrer des gens incapables de se défendre.
3ème indice : En organisant des retours en arrière (à deux reprises) des réfugiés, l’APR aurait voulu conduire ces derniers au cœur de la forêt, loin de Kisangani qui abritait des médias et des humanitaires susceptibles de témoigner.
4ème indice : Les stratégies de fraternisation utilisées par l’APR (partage de bière avec les réfugiés, fiançailles entre un militaire de l’APR et une réfugiée, etc.) auraient eu pour visée de mettre les réfugiés en confiance pour qu’ils soient massacrés sans s’en rendre compte.
5ème indice : En diabolisant les réfugiés, Radio Amani, sous le contrôle des rebelles, aurait voulu rendre les Zaïrois hostiles aux réfugiés, ce qui prive ces derniers de personnes pouvant les cacher.
Les crimes commis dans l’ex-Zaïre sont-ils des crimes de génocide ?
Je laisse ce débat aux plus éclairés. Les organisateurs de cette journée m’ont demandé d’intervenir comme témoin, ce qui m’a poussé à privilégier les faits.
Je laisse de côté ma propre opinion pour redire ce que je n’ai pas cessé de dire. Ce qui m’intéresse le plus, c’est moins la qualification des crimes commis que le fait que, sur le plan personnel, la souffrance de celui qui perd le sien tué est la même.
Je rappelle aussi que je milite activement pour que toutes les victimes soient reconnues et pour que le droit à la mémoire soit un droit non négociable.
De même que nous devons nous souvenir de ce qui s’est passé, de la même façon, nous devons éviter d’être prisonniers de notre passé, si lourd soit-il. Autant je lutte pour une mémoire pour tous, autant je condamne l’abus de celle-ci. Ni trop de mémoire, ni trop peu de mémoire, juste ce qu’il faut pour que tout Rwandais se sente reconnu et respecté.
La question de justice, je termine sur ce point, suit une équation semblable à celle de la mémoire. Aux mêmes, appliquons la même chose. Mais comment rendre justice quand le justicier peut être en même temps bourreau ? La question que je pose ici, au lieu de nous paralyser, devrait nous placer en face de la réalité et nous inviter à imaginer des solutions réalistes susceptibles de briser la spirale de la violence et de sortir les Rwandais de l’impasse.
Merci pour votre aimable attention !