Lettre ouverte à Son Excellence Louis Michel, Ministre des Affaires Etrangères du Royaume de Belgique
Bruxelles le 27/10/2003
Monsieur le Ministre,
J’ai l’honneur de réagir à chaud à votre prestation de ce dimanche 26 octobre 2003 dans l’émission "L’invité " de Pascal Vrebos de la RTL TVI.
Monsieur le Ministre,
Ceux qui vous connaissent, et vous le dites vous-même au passage, disent que vous ne pratiquez pas la langue de bois. Ceci vous a d’ailleurs attiré quelques inimitiés diplomatiques, durant la précédente législature " arc-en-ciel " mais qui a fait évoluer les choses en Afrique. Malheureusement, vos dernières prises de position sur le régime du FPR au Rwanda trahissent un double langage qui ne rend service ni au Rwanda, ni à l’image de marque que veut se forger la Belgique en Afrique.
A la question du journaliste Vrebos de donner une côte au président Paul Kagame, vous avez accordé généreusement un 7/10 ajoutant même que vous hésitiez sur un 8/10, ce qui est une grande distinction.
Les quelques éléments suivants triés à la volée démontrent que votre analyse ne résiste pas à la critique.
Vous avez parlé des récentes élections organisées au Rwanda comme d’un succès, évoquant au passage le génocide qu’a connu le Rwanda il y a 10 ans.
Monsieur le Ministre,
Il n y a pas longtemps, vous aviez déclaré à la presse que ce génocide ne devait pas être un éternel prétexte pour dénier la démocratie au Rwanda, ce qui vous avait d’ailleurs valu de sèches remarques de la part du régime du FPR. Vous rentriez alors d’une mission en RDC. Aujourd’hui, vous semblez accorder foi, à ce que vous stigmatisiez il y a quelques mois. Il est vrai que ce génocide a irrémédiablement détruit le pays, mais il ne doit pas être un fond de commerce pour réprimer les aspirations du peuple rwandais à la démocratie. La démocratie est une valeur universelle, il n’y a pas un standard européen et un autre africain.
Monsieur le Ministre,
Vous avez été le premier chef de la diplomatie européenne à stigmatiser les irrégularités qui avaient entaché ces élections au Rwanda. Vous rejoigniez en cela l’avis des observateurs indépendants européens. Mais vous avez aussi été le premier chef de la diplomatie européenne à vous dissocier de ce rapport des observateurs indépendants lors de votre passage à Kigali. Des observateurs, quoi qu’on en dise, qui sont toujours choisis avec la bénédiction des chefs de la diplomatie. Ce désaveu cinglant jette le doute sur votre impartialité et sur l’institution même de ces observateurs qui venait d’acquérir ses lettres de noblesses, tellement elle est sollicitée.
Vous parlez de l’exclusion de certains partis d’opposition à la veille des élections comme acceptable.
Monsieur le Ministre,
La principale victime, le parti MDR, a cohabité avec le FPR pendant 9 ans. Ce n’est qu’à la veille des élections qu’il a été banni. Faut-il croire que durant tout ce temps, le FPR n’avait pas réalisé que ce parti était " divisionniste " ? Un autre parti, ADEP-AMIZERO, n’a même pas eu la reconnaissance légale. Puisqu’il n’avait pas encore été sur le terrain, comment pouvait-on l’accuser de divisionnisme ? Et ce n’est pas tout, vous ne faites mention nulle part des intimidations qui ont eu lieu, et ni moins ni plus de la part de Kagame lui-même. Je vous réfère à ses déclarations en commune de Bwisige BYUMBA où il a menacé de laisser le pays à feu et à sang s’il n ‘était pas élu.
Monsieur le Ministre,
La mise à l’écart de certains partis d’opposition n’est que la partie visible de l’iceberg. Tout le processus électoral a été conçu de manière à assurer une majorité absolue et permanente au régime dans toutes les institutions. La création de circonscriptions d’exception (la jeunesse, les femmes, les handicapés, l’armée, etc.), organisations mises en place par le régime et dont les élections se font au suffrage indirect par un collège restreint élu sous la supervision du FPR, assurent d’ores et déjà la majorité au FPR. Le système a été testé avec succès dans un pays voisin.
De plus la consécration par la nouvelle constitution du " Forum des partis ", organe jusqu’ici officieux à l’intérieur duquel tous les partis doivent travailler et qui est d’office présidé par le FPR, est un détournement de la démocratie. Vous imaginez-vous tenir une réunion stratégique sous l’œil vigilant du parti avec lequel vous êtes supposé être en opposition? Alors que lui a toute la latitude de tenir ses réunions en dehors de toute censure !
Vous avez aussi évoqué la suppression de la mention ethnique comme une grande réalisation du régime. Tout d’abord, la décision de supprimer cette mention a été prise par le régime de feu Habyarimana en 1993. Le FPR ne peut donc légitimement en revendiquer la paternité. Ensuite, le fait de transformer en tabou la question ethnique n’est pas nécessairement la bonne chose. Pour preuve, au Burundi voisin, où la guerre civile fait rage, il n’y a jamais eu mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité. Ce qui n’a pas empêché le pays de sombrer dans la violence ethnique.
Ce n’est pas par ce qu’un malade occulte de parler de sa maladie que celle-ci n’existe pas. Le problème ethnique existe bel et bel au Rwanda, en témoigne les honneurs rendus aux seuls victimes tutsi des massacres de 1994 et aux faveurs dont bénéficient les seuls rescapés tutsi. Y a-t-il un seul monument à la mémoire des victimes hutus, même tués par les Interahamwe ? Plutôt que de l’occulter, il faut porter le débat en public et trouver des solutions courageuses à l’exemple de l’Afrique du Sud.
Monsieur le ministre,
Votre indulgence envers Paul Kagame laisse un goût amer quand on sait votre engagement pour la paix en Afrique des Grands Lacs. Vous êtes sans ignorer le rôle joué par le régime du FPR dans la déstabilisation de la RDC et le pillage de ses ressources. Le rapport que l’ONU a produit stigmatise nommément le président Paul Kagame et son entourage. Certaines autorités de Kigali ne font pas mystère leur fierté d’avoir " défié " l’ONU en attaquant la RDC ! Et même aujourd’hui, les autorités congolaises se plaignent toujours de l’ingérence du Rwanda dans les affaires intérieures congolaises, notamment dans la déstabilisation de la région du Kivu.
Vous avez aussi évoqué les progrès réalisés dans le domaine de la justice. La Belgique est bien placée pour apprécier, puisqu’elle finance un programme de coopération judiciaire au Rwanda. La Belgique participe entre autres au financement des tribunaux d’exception GACACA. Aujourd’hui, plus de 100.000 personnes croupissent encore en prison, certaines depuis 9 ans, sans inculpation ni jugement. Quel que soit le chef d’accusation, trouvez-vous cette situation tolérable ? Lui accorderiez-vous un 8/10 ? Vous répondrez sans doute que le pays fait face à d’énormes problèmes de moyens pour juger ces gens. Pourtant, vous vous rappellerez que le PNUD avait offert dès 1995, de financer un programme d’envoi d’experts internationaux pour épauler le Rwanda. Ce que le régime avait balayé de la main, arguant qu’il avait ce qu’il fallait.
Monsieur le Ministre,
Nul ne doute de votre volonté de sortir la région des Grands Lacs de sa crise. Mais votre action sera d’autant plus appréciée si vous agissez comme un interlocuteur neutre, parlant sans complaisance de tous les tenants et aboutissants de la crise.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma haute considération.
Victoire Umuhoza Ingabire
Présidente du RDR.
Par délégation,
Dr Jean Baptiste Butera
Président du RDR/Section Belgique.