La notion de développement et donc du bien être de la population est
assez complexe pour être clairement définie ici. En effet, il semble que ce
concept varie selon la géographie, la culture, la richesse relative du pays,
etc.. Au Rwanda, comme l’économie du pays est essentiellement basée sur
l’agriculture et que ce secteur occupe plus de 90 % de la population, le bien
être de la majorité de la population semble être lié avec la bonne ou la
mauvaise production agricole. Dans un Rwanda où les rapports marchands ne sont
pas assez développés et où la production familiale est dominée par
l’autoconsommation, le bien être de la population se confond avec la pauvreté
qui elle aussi, est directement fonction de la production familiale agricole.
Trois[42]
points de vue sur le concept de la pauvreté ont été développés par le PNUD.
- Du point de vue du revenu, une personne est pauvre si et seulement si
son niveau de revenu est inférieur à un seuil de pauvreté prédéfini par
l'Etat. Il peut ainsi varier d'un Etat à l'autre pour des fins de planification
et est défini comme le niveau de
revenu en deçà duquel il n'est pas possible de se procurer une quantité de
nourriture donnée.
- Du point de vue des besoins essentiels, la pauvreté est caractérisée
par un manque de moyens matériels permettant de satisfaire un minimum
acceptable de besoins alimentaires, mais aussi de santé, d'éducation, d'emploi
et d'autres services fournis par la communauté.
- Du point de vue des capacités, la pauvreté représente l'absence de
certaines capacités fonctionnelles élémentaires pouvant aller du domaine matériel,
social ou du domaine de revenu et de produits de base.
Afin de lever toute équivoque dans notre travail, nous considérons ici
la pauvreté comme une impossibilité de
satisfaire au minimum des besoins humains les plus fondamentaux. Cette définition
semble être relative aussi, étant donné que ces besoins élémentaires
peuvent varier d’un individu à l’autre selon leurs habitudes de
consommation, d’un espace géographique
à un autre, etc.... Ainsi, les années de bonne production agricole, sans
risque de malnutrition quantitative et qualitative avec un surplus pouvant
couvrir les besoins au delà de l’autoconsommation, sont considérées par la
population au Rwanda comme des années de bonheur et de prospérité [43].
Comme le montre le schéma ci-dessous,
la
pauvreté est source de malnutrition. Elle augmente la morbidité et la mortalité,
jouant ainsi négativement sur l'effectif de la population. Pire encore, elle
freine les mécanismes du développement.
Visiblement, la pauvreté et le développement ne vont pas de pair. Là où il y
a le développement, la pauvreté est freinée et là où la pauvreté sévit,
le développement est tout à fait compromis. Par ailleurs, le développement
tout comme la pauvreté jouent sur l'environnement et vice versa. Il est à
remarquer que le développement peut jouer sur l'environnement un rôle aussi
bien positif que négatif. En effet, plusieurs technologies actuelles de
production sont économiquement rentables, mais en même temps, ont un rôle
assez négatif sur l'environnement. Certaines produisent même directement des déchets
nocifs aux êtres vivants. Le terme "développement ", pris dans le
cadre de la modernisation, devient ainsi insuffisant pour exprimer réellement
le vrai outil du bien-être des populations. C'est pourquoi certains organismes
ajoutent à ce terme un qualificatif: développement "durable" par
exemple.
Bref, si on considère un système comme un ensemble d'éléments en
interaction dynamique, les trois variables (population, développement,
environnement) forment un système qui est constamment en évolution. Toutes
choses étant égales par ailleurs, ce système se caractérise par une stabilité
dynamique et semble être applicable à plusieurs régions de notre planète.
Par ailleurs, l'interaction entre le développement et la pauvreté s'avère
positive si les outils du développement sont utilisés pour lutter contre la
pauvreté. Dans ce cas de figure, c'est le vrai bien-être de la population qui
est déclenché. Au Rwanda, l'utilisation des fonds versés par les différents
bailleurs continue de plonger la pays dans la pauvreté et la misère. Dans la
tradition rwandaise, il est inconcevable de profiter des morts pour monter une
quelconque spéculation pécuniaire. Pourtant, depuis 1994, le génocide est
devenu un véritable fonds de commerce. Pire encore, ce fonds de commerce ne
profite pas aux rescapés du génocide, mais à ceux qui ont déclenché ce génocide.
Ce génocide sert donc à créer une certaine classe d’une poignée de
personnes tutsi qui s’enrichissent au détriment des invalides et autres
rescapés des massacres.
En ce qui concerne toujours le Rwanda d'après 1994, le surarmement qui a
été privilégié par les nouvelles autorités de Kigali reste le grand facteur
de déséquilibre du pauvre budget
national. Non seulement ces armes sont acquis pour tuer les opposants du régime
tutsi, mais aussi déstabilisent toute la région des Grands Lacs. Ce
surarmement conduit ainsi le peuple rwandais à une paupérisation accrue. Il
freine donc son développement. Parallèlement, il existerait un lien étroit
entre la pauvreté de la population rwandaise et la production agricole étant
donnée que l’essentiel du revenu des paysans est produit dans ce secteur.
Particulièrement en milieu rural, la situation devient de plus en plus
critique, car au fur et à mesure que les générations se succèdent, les
terres agricoles au Rwanda deviennent de plus en plus rares et leur fertilité
s’amoindrit d’une année à l’autre. C’est pourquoi nous pensons que la
grandeur de l’exploitation agricole familiale joue un grand rôle et peut être
considérée comme un facteur important dans la vie économique de la majorité
de la population rwandaise.
C'est en 1976 que fut signé un décret-loi réglementant l'achat ou la
vente des terres. En cas de vente de ses terres, le vendeur était tenu à
garder à sa disposition une superficie minimum de deux hectares. L'acheteur ne
devrait pas aussi avoir une propriété supérieure à deux hectares et les
terres non appropriées appartenaient à l'Etat. Il faut remarquer que même après
l'indépendance, les autorités n'ont pas pu se libérer de la logique coutumière.
La terre a été et est restée un bien inaliénable et ce constat a participé
dans l'aggravation du processus de miniaturisation des parcelles agricoles.
Pourtant, les spéculations financières sur les terres ne se sont arrêtées
malgré les restrictions en vigueur. Plusieurs familles étaient parvenu ainsi
à agrandir leurs propriétés au détriment des autres et les terres à vendre
étaient devenues rares. Cette évolution tendait vers la situation des
agriculteurs sans terre avec des conflits fonciers interminables. De tels
conflits étaient d'ailleurs devenu assez fréquents avant la guerre tellement
qu'on les rencontraient entre les parents eux-mêmes, entre un père et un fils,
entre les frères, etc...
Tableau n° 7
Répartition
des exploitations agricoles (%) selon les superficies (ha).
Taille
de
l'exploitation |
Exploitations |
Superficie
exploitée |
||
ha |
% |
%
cumulé |
%
|
%
cumulé |
<
0,25 ha |
7,4 |
7,4 |
1 |
1 |
0,26-0,5
ha |
19,1 |
26,5 |
5,9 |
6,9 |
0,51-0,75
ha |
16,5 |
43,0 |
8,4 |
15,3 |
0,76-1,0
ha |
13,8 |
56,8 |
10,0 |
25,3 |
1,1-1,5
ha |
15,6 |
72,4 |
15,7 |
41,0 |
1,6-2,0
ha |
11,1 |
83,5 |
16,1 |
57,1 |
>
2 ha |
16,5 |
100,0 |
42,9 |
100,0 |
Source:
Ministère de l’Agriculture et de l’Elevage, Service Enquête et
Statistiques Agricoles, 1984
Si la superficie moyenne par exploitation agricole oscille autour d’un
hectare, la dispersion autour de cette moyenne est dans les limites assez variées,
ce qui laisse posé le problème de la miniaturisation prononcée de plusieurs
parcelles agricoles familiales. Le tableau ci-dessus montre que 19,1 % des
exploitations agricoles familiales ont une superficie des terres inférieure à
0.5 ha pour leur autosuffisance alimentaire. Par ailleurs, la rapidité de la
diminution des terres disponibles à l’échelle des exploitations agricoles
pose d’une façon très aiguë le simple maintien du niveau nutritionnel
actuel de la population, d’autant plus que bon nombre d’exploitations ne
disposent déjà plus de la superficie minimale (110 ares) nécessaire à
l’obtention de l’autosuffisance alimentaire [44].
Cette situation est aggravé par l’accroissement continu du nombre de
jeunes ménages qui selon la tradition rwandaise, doivent se partager les terres
de leurs parents sous forme d’héritage (IMINANI). Ce partage constitue dores
et déjà un grand handicap pour le développement du secteur agricole en général
et pour le bien être de la majorité de la population paysanne. Il peut être
considérer comme un des freins du développement du monde rural. La
distribution par le Gouvernement FPR, de la réserve naturelle (parc national de
l'Akagera) tout près de la frontière avec l'Ouganda entre les éleveurs tutsi,
constitue une erreur monumentale pour l’environnement. Non seulement le problème
de la pression démographique n'a pas été résolu, mais aussi ce site sera très
vite impropre à l’agriculture et à l’élevage.
L’agriculture rwandaise, qui est la source principale pour l’emploi,
les revenus, les recettes en devises étrangères, etc., est caractérisée par
des techniques de production traditionnelles et par un faible niveau de
productivité. D’autre part, les tentatives de transformation de
l’agriculture ont essentiellement concerné le secteur des cultures
industrielles (exportation) au détriment des cultures vivrières et de
l’alimentation de la grande masse paysanne.
Toujours par rapport au problème foncier, la Commission Nationale
d’Agriculture estimait à 26.5 % la population dite misérable [45],
c-à-d celle qui avait moins de 1/2 ha. Néanmoins, les misérables ne se
limitaient pas seulement là, puisque tous ceux qui n’avaient pas assez de
terres étaient régulièrement frappés par la famine. A eux s’ajoutaient une
partie non négligeable de ceux qui vivent en villes. En guise d’illustration,
un dénombrement des familles indigentes a été fait par les services
administratifs suite aux disettes de 1990 dans l’une des préfectures les plus
pauvres du pays. Etaient considérés comme indigentes toutes les familles qui
n’arrivaient pas à assurer leur subsistance et avaient des problèmes
alimentaires graves. De ce dénombrement est ressorti que 25 % des ménages de
la préfecture se classaient dans la catégorie des indigents. L’indigence est
donc conçue en terme d’insécurité alimentaire.
De plus, l’enquête menée par le PDAG [46]
(Projet de Développement Agricole dans la préfecture de Gikongoro) sur la
pauvreté a pu mettre en lumière les principales causes sous-jacentes à
l’indigence dans le milieu rural. Il s’agit entre autre de: 1) des ménages
indigents ont une superficie d’exploitation assez réduite. Ce critère
s’est avéré particulièrement performant puisque plus de 90 % des indigents
avaient moins de 50 ares. 2) un
nombre relativement élevé de membres par rapport aux autres familles. 3) le
genre du chef de ménage est particulièrement important dans la détermination
de la pauvreté: près de la moitié des ménages indigents avait une femme à
leur tête. Ce facteur est assez important, car suite à la guerre, on estime
qu’il y a eu plus de disparus de genre masculin que féminin. Cela va
absolument augmenter le taux d’indigence particulièrement en milieu rural.
D’autre part, une étude [47]
faite par le Ministère du Plan (Direction Générale de la Planification) a mis
au clair les revenus ruraux par commune et par habitant en 1990 (cfr. annexe 3).
Cette étude a montré que le revenu moyen d’un habitant rural s’élevait en
1990 à 10.440 FRW (Un dollar était évalué à 120 FRW). Le revenu rural le
plus élevé par habitant se trouvait dans la commune de Mugesera dans la préfecture
de Kibungo et s’élevait à près de 26.000 FRW, quant au revenu le plus bas,
il se chiffrait à près de 3.500 FRW. Plus de la moitié des communes était en
dessous de cette moyenne. Cette grande dispersion du revenu du paysan autour de
la moyenne montre la faiblesse des sources de revenu du monde rural. Le revenu
le plus grand observé dans la commune de Mugesera en témoigne clairement. Ce
revenu du paysan englobait l’autoconsommation qui était évaluée à plus de
50 %. Ainsi, une analyse même superficielle de ces chiffres montre que le
revenu en milieu rural restait encore assez marginale pour couvrir tous les
besoins du ménage ce qui hypothèque lourdement son avenir et particulièrement
le développement du monde rural.
Cela est corroboré par une étude faite dans la commune de Muganza avant
l'ajustement structurel de 1990. Cette étude montre que le revenu annuel médiasn
d’un ménage rural de Kirarambogo ne s'élevait qu’à
près de 27.000 FRW et 50 % n’atteignaient pas ce revenu. D’autre
part en comparant le revenu moyen du ménage calculé par l’Enquête nationale
Budget et Consommation des ménages effectuée en 1983, il semble qu’il y ait
eu une baisse de revenu de 5.000 francs rwandais par an[48].
Ceci montre que le revenu du ménage rural dans cette commune a diminué avec le
temps au lieu d’augmenter ce qui peut être d’ailleurs généralisé pour
tout le pays. Cette situation faisait suite à la crise qui a frappé presque
tous le pays dans les années 1980, crise qui s’est suivi par les programmes
d’ajustement structurel du FMI et de la Banque Mondiale. Il est malheureux de
constater qu’au Rwanda comme dans la plupart des pays pauvres, au lieu d’améliorer
les conditions de vie des populations, ces programmes ont agi dans le sens
inverse.
Avec un taux moyen de croissance annuelle du produit intérieur brut
estimé à 2.5 % par an, le revenu par tête, qui était déjà l’un des plus
faibles du monde, est passé de 300 dollars en 1987 à 270 en 1991. Hormis les
effets de la guerre qui commençaient à se faire sentir, cela a été dû en
partie à une forte pression démographique. Son taux d’accroissement naturel
était supérieur à celui du PIB et était de 3,1 % par an. Les effets
destructeurs de la guerre des inkotanyi ont fait chuter le PIB par tête jusqu'à
80 dollars en 1994. Cette chute spectaculaire du revenu par habitant, qui ne
montre pas évidemment la réalité de la dispersion de cette variable a eu un
impact négatif sur les groupes les plus vulnérables et sur les régions du
pays habituellement moins nanties en production agricole.
Les événements tragiques qu’a connus le pays ont ainsi conduit à des
conséquences économiques malheureuses et la reprise des activités exigera une
mobilisation énorme des ressources. A titre d’exemple, les pertes de revenus
relatifs à l’exportation des cultures industrielles en 1994 [49]
(seule source importante de devises), se sont réparties comme suit:
5.900 tonnes de production de café commercialisé contre une moyenne
habituelle de 36.000 tonnes,
2.800 tonnes de thé contre 12.500 tonnes.
Les
pertes dans le secteur de l’élevage ont été évaluées ainsi:
75 % des bovins,
90 % des caprins et des ovins et
95 % des porcins et des volailles.
Par
ailleurs, le seul Institut de Recherches Agronomiques du Rwanda (ISAR) a été
pillé. Il est devenu un camp militaire depuis la victoire du FPR en 1994. C'est
ça la conception du développement et de la recherche agricole par les rebelles
tutsi.
Dans le cas de forte pression démographique du Rwanda , caractérisée
par un taux d’accroissement démographique élevé, par une forte densité de
population et un faible progrès technique, le rythme d’augmentation de la
production risque dans l’avenir d’être inférieur à celui de la
population. Cela s’est d’ailleurs passé pour la période 1988-1989 où
l’augmentation de la production vivrière n’a pas pu rattraper
l’augmentation démographique naturelle. A cela s'ajoute l'insécurité qui ne
permet pas au paysan de travailler ses terres.
Cette situation de la production devient préoccupante si l’on considère
qu’ une partie de la population ne dispose pas assez de terres agricoles pour
arriver à son autosuffisance alimentaire. Par ailleurs, les aléas climatiques
sont devenus de plus en plus fréquents et sont très vite ressentis par tout le
pays. C’est pourquoi, à moins que l’effort dans le domaine technologique ne
soit entamé sans tarder pour augmenter la production agricole, le modèle néo-malthusien
pur et dur risque d’être considéré comme la principale explication de la
relation entre la population rwandaise et son environnement. La situation
socio-politique actuelle aggravée par la guerre, semble renvoyer tout
observateur à un pessimisme presque total en ce qui concerne le développement
futur du Rwanda. Le paradigme dominant en matière de population rwandaise à
savoir la version malthusienne semblera ainsi se justifier davantage.
Pourtant, malgré la croissance démographique galopante, le monde rural
qui est généralement agricole, avait pu s’adapter aux conditions de plus en
plus difficiles caractérisées par un équilibre alimentaire de plus en plus précaire.
Cette adaptation avait été rendue possible grâce à la paysannerie toujours
prête à s’adapter aux nouvelles conditions de vie: introduction de nouvelles
cultures à haute valeur nutritive, augmentation des superficies cultivées
surtout par l’aménagement des
marais, les migrations internes vers les zones encore moins peuplées, etc. .
Ce problème de forte pression sur les terres agricoles dans un contexte
de technologie moins performante montre les limites de régulation qui jusqu’à
présent avait pu maintenir les paysans dans le milieu rural. Le problème
fondamental y relatif peut être défini comme une étroite interaction entre la
pauvreté grandissante et les niveaux de productivité dérisoires suite aux
insuffisances relatives des infrastructures économiques et sociales, notamment
les équipements, la recherche, la technologie, etc. Il faut toutefois signaler
que cette adaptation avait un effet négatif sur l’environnement ( déboisement,
mise en valeur des terres marginales avec pour conséquence la dégradation des
sols, etc. ).
Tableau n° 8
Evolution de la production des principales* cultures vivrières
( en milliers de tonnes )
Année |
Production
en % |
1985 |
100,0 |
1986 |
90,2 |
1987 |
90,4 |
1988 |
85,9 |
1989 |
96,2 |
*
= (sorgho, maïs, pomme de terre, patate douce, manioc, petit pois, haricot et
banane)
Source: Tableau élaboré à partir des données du bulletin statistique
n°17, Janvier 1990
Dans la mesure où la production vivrière a une croissance presque médiocre,
il est clair que la quantité des produits alimentaires par habitant diminue.
Peut on voir dans cette croissance démographique rwandaise le maldéveloppement
du pays? Certains n’hésitent pas à avancer que le grand remède
n’est que la limitation pure des naissances. D’autres, même avec des
idées à prétention scientifique, vont jusqu’à proposer d’accroître la
mortalité en limitant la propagation des techniques médicales et en considérant
comme salutaires quelques « bonnes guerres ». La guerre imposée au
Rwanda dès 1990, n’ayant jamais été condamnée par la communauté
internationale, se situerait-elle dans ce contexte?
Certains auteurs, bien que leur théorie soit réfutée par plusieurs
hommes scientifiques, arrivent même à dire que la pression démographique peut
conduire à de sérieuses régulations sociétales entraînant même
l’autodestruction de la société. Selon le docteur King [50],
plusieurs pays sous développés semblent être pris dans ce qu’il appelle «le
piège démographique (demographic entrapment)». Cet état se caractériserait
par une série de facteurs relatifs à une grande croissance de la population
tel que: le dépassement de la capacité de surcharge d’une population sur son
écosystème, une insécurité alimentaire irréversible qui n’est apaisée
que par les aides extérieures, etc. Il étaye sa thèse en affirmant que si ces
pays ne réduisent pas leurs taux de fécondité, leur avenir ne reposera que
sur des aides perpétuelles et finalement la solution pour ces populations ne
sera que mourir de faim ou de s’entre-tuer.
En guise d’illustration, le docteur King se sert du cas du Rwanda pour
expliquer la raison des massacres ethniques qui s’y sont déroulées en 1994.
Ce docteur méconnaît certainement l’histoire du Rwanda. Il ne s’est
probablement pas donné la peine de savoir que les tensions entre les deux
ethnies du pays datent même avant l’idée de la pression démographique en
Afrique. Par ailleurs, il oublie que la guerre qui a ravagé le Rwanda depuis
1990 et dont les massacres de 1994 ne constituent qu’une étape parmi tant
d’autres était une guerre imposée au pays à partir de l’extérieur et non
une guerre entre la population intérieure du pays.
Toutefois, il est vrai que la forte pression démographique peut
constituer dans certains cas un facteur négatif pour le développement, mais
elle ne constitue pas, elle seule, une condition sine quanun pour expliquer le
processus de développement d’un pays. Notons ici que jusqu'à présent, la
facette économique a été toujours considérée comme le moteur principal de
la modernisation et donc de la prospérité des pays. Par ailleurs, les effets
de la pression démographique à un moment précis ne sont pas éternels. Ces
effets de la pression démographique sont en interaction constante avec d'autres
facteurs. Ils peuvent donc évoluer à n’importe quel moment et dans
n’importe quel sens*.
Dans les conditions socio-économiques actuelles du Rwanda, une mauvaise
production alimentaire et donc un apport nutritionnel insuffisant couplé avec
un nombre assez élevé de membres dans une famille (plus ou moins 6), risque
d’entraîner des conséquences néfastes tel que la mortalité infantile élevée(suite
à la malnutrition de la mère et de l’enfant), la diminution de l’espérance
de vie, la morbidité élevée, la surexploitation des ressources
environnementales (notamment les terres agricoles) etc. Pourtant, même dans de
telles conditions où le développement du pays est momentanément compromis,
nous pensons qu’on ne peut pas parler d’apocalypse démographique.
Il est difficile de fixer avec précision
les normes minimales d’une alimentation suffisante pour un individu, celle-ci
variant avec les autres conditions matérielles et de travail. Les données
statistiques sur la consommation sont donc incertaines et on peut les utiliser
à titre indicatif. Ainsi, la Stratégie Alimentaire du Rwanda
estimait les besoins énergétiques à 2.100 cal par habitant et par jour
alors que pour la FAO-OMS, ces besoins allaient jusqu’à 2.320
calories/hab./jr[51].
Même si la population a pu s’adapter jusqu’à présent et que la ration
alimentaire en calories avait pu être satisfaisante, avec la pression démographique
seulement, sans même compter que la situation sociale ne permet pas une
augmentation de la production agricole, on risque de tomber en dessous du
minimum nécessaire .
L’accroissement de la production agricole après 1985 qui a eu tendance
à stagner sinon à diminuer en témoigne beaucoup alors que le taux
d’accroissement de la population s’est maintenu toujours à un niveau élevé
( 3,1 % ).
Selon des enquêtes citées par l’ONAPO [52]
sur la consommation alimentaire et la situation nutritionnelle au Rwanda, les
carences nutritives se sont particulièrement rencontrées chez les enfants et
les femmes. On estimait alors que près d’un tiers de la population souffrait
d’une malnutrition chronique ou aiguë (malnutrition, avitaminose, carences en
sels minéraux, etc. ).
Le faible poids observé alors chez les adultes (moyenne de 58 kilos chez
les hommes et 54 kilos chez les femmes) témoignait de l’existence de
mauvaises conditions de vie en général et alimentaires en particulier. Il y
avait ainsi de quoi s’alarmer à propos de la situation nutritionnelle qui
somme toute est restée assez précaire. Avec un taux de croissance démographique
de 3,1 % enregistré ces dernières années, on risque d’arriver à une
malnutrition endémique généralisée. Certes, il faut développer les
programmes de développement de la production alimentaire, mais une politique
claire en matière démographique s’impose aussi. Cette politique ne pourra être
bénéfique que si elle est cohérente avec le développement des autres
secteurs socio-économiques du Rwanda.
C’est pourquoi il est logique et nécessaire de soutenir l’idée qui
est ressorti de la conférence mondiale sur la population en 1974 selon laquelle
le développement est la meilleur pilule contraceptive. Les pays dits développés
sont là pour le montrer et certains n’ont jamais eu dans leur existence une
politique démographique. Ainsi, parmi les caractéristiques structurelles
qu’on peut considérer comme causes fondamentales du maldéveloppement
rwandais, on peut citer: - une économie essentiellement de subsistance, une
base de production étroite aussi bien en ce qui concerne le volume que la gamme
de bien produits, l’ouverture et la dépendance prononcées vers l’extérieur,
etc. Malheureusement, avec le dépeuplement du pays suite à la guerre, même
cette base étroite de production risque fort de s’effondrer.
c)
Le
développement du Rwanda et le surarmement
Jusque dans les années 1980, le pays était relativement bien côté
pour sa gestion de la chose publique. Cette gestion exemplaire*
est considérée comme l'héritage du père fondateur de la révolution
rwandaise: Grégoire Kayibanda. En effet, la politique de rigueur économique
instaurée sous sa présidence du pays, avait été presque suivie par ses
successeurs. Dès 1990, alors que le Rwanda était
plongé dans la pire crise économique et social, il s'est vu entraîner
dans l’augmentation de ses dépenses d’armement, qui par leur envergure,
représentent la continuation de la destruction et un danger sans précédant
pour sa population. C’est la preuve irréfragable de l’irrationalité et du
gaspillage inhérents à la crise prévisible du développement rwandais.
Cela est en partie le résultat d’une situation qui a longtemps mûri
dans certaines couches de la population. L’intolérance ethnique a été si
forte que certains tutsi n’ont jamais accepté que les hutu les gouvernent
(sous prétexte d’indignité et d’incapacité congénitale). A leur tour,
certains hutu, se souvenant surtout de l’esclavage d’avant 1959, ont eu peur
d’être remplacés au pouvoir par les tutsi. Cela a été aggravé par le fait
que même au sein des hutu, le groupuscule au pouvoir ne voulait pas partager le
pouvoir avec les autres hutu. Une telle situation de peur et d'égoïsme ne
pouvait que générer des complexes psychologiques et des instincts de
destruction. A ce propos, voici ce qu' écrit l’Abbé Rutumbu J.[1]:
«C’est la peur de l’ennemi, .... qui empoisonne le plus la vie politique.
En effet, l’homme (politique) tue pour diminuer ses raisons de craindre. Il
tue par peur, car tout meurtre, qu’il soit commis par un particulier ou par
l’Etat, est dicté par la peur ». Il semble que c’est cette peur de
l’autre (ethnie) qui a été à la base de la guerre et qui continue
actuellement de guider le nouveau régime
de Kigali en le poussant au réarmement allant à dépasser les capacités économiques
et financières du pays. Cette peur continue de faire plusieurs victimes parmi
les hutu et la situation ne s'améliorera probablement pas avant que la minorité
tutsi n'arrive à son ultime objectif: "l'équilibre ethnique au
Rwanda". C'est à craindre mais l'évolution du pays après la victoire des
tutsi et leurs alliés a montré que tout était possible.
L'invasion du Zaïre par l'armée rwandaise (le FPR) déguisée en octobre 1996 a bien montré que cette peur reste le grand
handicap de l'action gouvernemental en matière de développement. En effet,
avec la levée de l'embargo sur les armes, le Rwanda a officiellement fait des
commandes d'armes de plusieurs millions de dollars au détriment des autres
actions de reconstruction du pays. Il fallait trouver dans cette invasion,
attribuée à tort et à travers au tribu tutsi des abanyamurenge, une occasion
militaire pour le gouvernement FPR installé à Kigali, de massacrer les réfugiés
hutu et de chasser les survivants loin des frontières du Rwanda. Tout cela se
faisait dans le but de s'assurer qu'ils ne pourront pas être facilement attaqués.
En réalité, pour mener à bout son objectif militaire, le pouvoir hégémonique
de Kigali (FPR) s'est servi de cette tribu tutsi des abanyamurenge, qui tôt ou
tard risque de payer les dégâts. La
communauté internationale qui, pourtant suit de près ce qui se passe dans la région
des Grands Lacs, a curieusement privilégié l'hypothèse de l'attaque par des
abanyamurenge, dont l'effectif varie avec toute vraisemblance autour de quelques
dizaines de personnes. Ce laisser-faire, dominé par une certaine complaisance
de la communauté internationale, montre bien que les intérêts de certains
peuples en développement diffèrent complètement de ceux qui actuellement se
sont fait les maîtres du monde.
Du point de vue économique, cette peur s’est ainsi traduite par un
gonflement des dépenses militaires depuis le début de la guerre. Elles se sont
trop accru en 1990 et ont dépassé les prévisions du budget du département de
la Défense de 152,3 % [2].
De toute vraisemblance, ces chiffres n’ont plus connu la baisse. En effet, sur
un budget prévu d'environ 40 milliards de francs rwandais prévu pour l'année
1996, le Ministère de la Défense Nationale avait un beau morceau de 13
milliards soit 32,6 % du budget total. Les dépenses militaires du régime
Habyarimana ajoutées au prêts des rebelles aujourd’hui maîtres du pays, ont
absolument aggravé la dette du Rwanda. Dans ces conditions, il est clair que
l’investissement en actions de développement sera dominé par
l’investissement en armement. Si avant la guerre de 1990, on comptabilisait un
soldat pour environ 1200 habitants, avec un effectif de plus de 50.000 soldats
en 1996, on compte un soldat rwandais pour 120 habitants. C'est un vrai record
africain sinon mondial au moment ou les autres pays sont entrain de former des
armées de métier avec un effectif assez réduit. Pour lier cela avec les
autres secteurs, le pays ne disposait qu’un médecin pour plus de 25.000
habitants avant la guerre. Avec la guerre, cette situation s’est
vraisemblablement empirée suite au manque du personnel dans tous les domaines.
Par ailleurs, depuis l’invasion du Zaïre par les tutsi rwandais en
1996, le Rwanda entretient une armée de plusieurs milliers d’hommes en dehors
de ses frontières. Les experts estiment que l’entretien d’une telle armée
sur un sol étranger coûte au Rwanda quelques millions de dollars par mois.
D’où vient tout cet argent? Est-ce que les rwandais de demain (la
jeunesse) accepteront-ils de rembourser une dette qui a servi à tuer leurs
parents ?
La réclamation de supprimer l’embargo sur les armes, faite et obtenue en 1995 par le gouvernement FPR devant les Nations Unies, a bien montré les préoccupations actuelles des nouveaux dirigeants. Même si le Rwanda voulait recouvrer sa souveraineté par rapport aux autres nations, nous pensons que faire de l’armement sa première préoccupation va à l’encontre de toute idée de développement du pays. Quelles que soient les conditions, la force FPR continuera à se mesurer à la complaisance des pays occidentaux ainsi qu'à la lâcheté des hutu.
* Le président Kayibanda considérait la chose publique à sa juste valeur. Il lui arrivait de prendre une VW (la coccinelle) pour effectuer ses voyages à l'intérieur du pays.
[1] Rutumbu J., Le refus des différences et la christianisation au Rwanda in Dialogue n° 179, 1994
[2] République Rwandaise, Ministère du Plan, Bulletin statistique n° 19, sepembre 1991
[42] PNUD, Rapport Mondial sur le Développement Humain 1997
[43] Ntavyohanyuma P., Rapport sur la pauvreté au Rwanda, Centre IWACU, 1990
[44] République Rwandaise, Ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et des Forêts, Service Enquêtes et Statistiques Agricoles, Kigali, 1984
[45] Lebrun O., Evaluation du projet PDAG-Gikongoro, 1990
[46] Ibidem
[47] République Rwandaise, Ministère du Plan, Ben Chaabane H., Cyiza P., Méthodologie d’élaboration de données sur le revenu rural des communes rwandaises, août 1992.
[48] Marysse S., Ndayambaje E. et alii., Revenus ruraux au Rwanda avant l’ajustement structurel, Cas de Kirarambogo. Cahiers du CIDEP n° 19, Louvain-La-Neuve, 1994.
[49] Mission de la Banque Mondiale sur la réintégration des réfugiés, avril 1994
[50]
King M., Elliot C.: Caïro: damp squib or roman candle? in The Lancet,
vol. 344, 1994
*
A titre d'exemple
(tiré du cours SPED 3210 de Tabutin D.: Environnement-Développement-Population:
problématique générale et perspectives d'intégration, UCL, LLN, 1995), les
démographes nous apprennent que
dans le passé lointain, les hommes étaient relativement concentrés sur
toute la planète avec des spécificités régionales évidentes. En 1600,
l'Afrique était presque aussi peuplée que la Chine ou l'Inde (plus ou moins
100 millions d'habitants). Au fil du temps, la population africaine va régresser.
Elle représentait 20 % de la population mondiale vers 1650, 12 % en 1750 et 6
% en 1900. Cette régression de la population africaine est due aux effets de
la traite (25 millions de personnes) et de la colonisation (importation de
maladies et d'épidémies, travaux forcés, ...). Le 19e et le 20e siècle
vont marquer les changements majeurs dans l'histoire démographique de
l'humanité. La situation en Afrique va se renverser au 20e siècle. L'homme
va consciemment intervenir sur sa mortalité, sa fécondité et sur sa
reproduction. C'est ce qu'on va appeler "modèle général ou théorie de
la transition démographique". Ce concept de transition démographique désigne
le passage d'un régime primitif d'équilibre à fortes fécondités et
mortalités à un autre régime d'équilibre final, à faibles mortalités, fécondité
et croissance. C'est le reflet des transformations sociales, économiques et
culturelles de la population d'un pays, d'une région ou d'un continent dans
le processus de la modernisation. Selon ce modèle (théorie de la transition
démographique), toute société passe ou passera, par quelques 5 grandes étapes
suivantes dans son histoire démographique:
-
phase 1: le régime ancien ou pré-transitoire dans lequel la natalité et la
fécondité sont élevées conduisant à une lente croissance de la
population;
-
phase 2: le début de la période de transition avec le déclin de la mortalité
grâce à l'augmentation du niveau de vie avec toutes ses conséquences;
-
phase 3: période de ralentissement de la croissance démographique suite au déclin
de la natalité;
-
phase 4: période post-transitoire où la natalité et la mortalité sont
basses et voisines. La croissance naturelle est faible. C'est la situation
actuelle de la grande partie des pays occidentaux;
-
phase 5: phase finale où la natalité, qui est basse, oscillerait autour de
la mortalité, conduisant à des accroissements tantôt légèrement positifs,
tantôt négatifs.
La transition démographique paraît donc comme un processus universel, mais qui peut prendre bien des chemins selon les pays.
[51] République Rwandaise, Office Nationale de la Population (ONAPO), Le problème démographique au Rwanda et le cadre de sa solution, vol. 1, Kigali, 1990
[52] Ibidem
* L'ex-ministre de Habyarimana, NZIRORERA Joseph ainsi que l'ancien colonel des FAR, NSEKALIJE Aloys tous deux reconnus pour leur mauvaise gestion de la chose publique, ont organisé des fêtes pour commémorer le milliardième franc de leur patrimoine.