Entretien par Marie-France Cros
Responsable d’une population croissante, le gouvernement rwandais, vers
2005-06, a mis l’accent sur l’agriculture. Les autorités ont d’abord
lancé une politique de développement des marais, où l’on peut cultiver
tout au long de l’année. “Pour y professionnaliser l’agriculture”,
explique An Ansoms, “on a créé des associations de paysans. Selon les
endroits, cela a donné accès aux marais à des gens qui en étaient exclus
jusque-là, par exemple des jeunes ou des réfugiés qui rentraient au
pays. Mais on en a exclu d’autres – généralement les paysans les plus
pauvres. En effet, les élites locales ont créé leurs associations mais,
comme c’était combiné avec une participation monétaire, les plus pauvres
ont été dépassés. Cela ne représentait alors, toutefois, qu’une
minorité. Les gens instruits guidaient les choix de culture (riz, maïs,
légumes), mais il y avait une marge de manoeuvre pour des décisions
locales”.
Professionnalisation
Après quelques années, cependant, poursuit l’économiste belge, on a
poussé ces associations à devenir des coopératives, “mais cette
professionnalisation a diminué le pouvoir de décision des paysans (sur
les cultures et les fertilisants choisis, sur les dates de semis et
récoltes) et accru l’importance de l’élément financier pour avoir accès
aux terres”. Cette fois, beaucoup de paysans ont été exclus, “dont des
paysans pourtant performants”.
« Plus généralement”, note la chercheuse, “des paysans ont perdu leurs
droits individuels sur des surfaces de marais, désormais aux mains de
collectivités. Même si les droits fonciers avaient toujours été flous,
cela a créé un mécontentement. Beaucoup ne pouvaient pas payer les frais
d’adhésion. Et les paysans les moins riches n’avaient pas toujours le
temps de s’occuper des cultures de rente du marais au moment où on le
leur ordonnait, parce qu’ils devaient travailler au champ fournissant la
nourriture de la famille. L’obligation d’acheter les semences et
fertilisants imposés par la coopérative pesait lourd dans le budget
familial. Dans certains cas, la coopérative choisissait une semence
moins performante, ou la saison était mal adaptée à ce choix; alors le
paysan ayant peu de marge pour assumer ce revers ne s’en sortait pas”
La peur de la confiscation
La politique de modernisation a ensuite été étendue aux collines, mais
sans collectivisation. En 2008-11, avec l’aide des bailleurs de fonds,
une grande opération d’enregistrement des parcelles au nom de leur
propriétaire a été menée; une loi de 2008 spécifiait que si une terre
n’était pas exploitée, le gouvernement pouvait la confisquer. Les
autorités ont encouragé les paysans à des opérations de consolidation
des terres : chacun gardait la sienne, mais la cultivait en tenant
compte de ce que faisaient les voisins et l’administration fixait
quelles cultures convenaient pour chaque région, afin de rationnaliser
la production.
“Dans la pratique, les paysans choisissaient les cultures conseillées
par les autorités locales par peur de voir leur parcelle confisquée
parce qu’elle n’aurait pas été assez productive à leurs yeux. De manière
caractéristique, l’adhésion à cette politique était présentée comme
“volontaire mais obligatoire”. De fait, dans certaines communes, du
matériel aratoire a été confisqué ou des plants arrachés par
l’administration locale”, explique An Ansoms.
Du point de vue purement économique, souligne-t-elle, il est logique que
chaque région cultive ce qu’elle fait de mieux et échange ensuite avec
les autres sur les marchés. “Mais justement, à ce niveau, ça ne marche
souvent pas”, explique la chercheuse. “Les paysans ont peu de pouvoir
dans ces chaines de production et ne savent pas forcément tirer profit
de leur récolte. Même en vendant bien, certains paysans ne peuvent
acheter tout ce qu’ils produisaient auparavant. Le système précédent –
produire un peu de tout – était, au final, moins risqué pour eux. Les
chiffres du gouvernement montrent ainsi que, malgré une production
agricole accrue, le taux de malnutrition des enfants est de 38%”,
s’inquiète la chercheuse. « La pauvreté a bien diminué entre 2006-07 et
2010-11, mais, depuis lors, le progrès a ralenti et je pense que c’est
lié à la modernisation agraire”.
Trop d’exclus
Celle-ci a en effet exclu de plus en plus de gens du système, qui
doivent se procurer de l’argent pour payer leur nourriture, leurs taxes
et leur cotisation à la mutuelle, note la chercheuse. “Ce sont souvent
des jeunes et ils sont frustrés parce qu’ils n’ont accès qu’à de petits
boulots mal payés: souvent, ils n’ont pas été assez formés pour avoir un
autre métier. Or, aucun autre secteur économique n’offre assez d’emplois
pour absorber autant de gens. Et ça, c’est un problème”.
An Ansoms plaide pour “une réforme agraire plus inclusive, qui ne
rejette pas comme moins performants des gens qui fonctionnent selon une
autre logique, celle de diminuer les risques au maximum. Les paysans
rwandais faisaient, traditionnellement, huit cultures différentes pour
répartir le risque. Aujourd’hui, ils sont obligés de s’insérer dans un
système monétaire qui les rend entièrement dépendants de mécanismes
qu’ils ne maitrisent pas. Vaincre la faim n’est pas seulement un
problème technique de production; c’est aussi un problème politique de
répartition de ce que l’on produit”.
Assouplissement des mesures
L’économiste belge se réjouit cependant de ce que les autorités
rwandaises ont pris conscience des couacs. La monoculture a été
assouplie au profit de cultures qui se combinent; “on voit ainsi revenir
la patate douce, un temps rejetée par les autorités alors qu’elle est
appréciée des paysans parce qu’on peut la récolter à tout moment,
contrairement au maïs par exemple. Les fonctionnaires cherchent des
mécanismes pour diminuer les risques, comme la création de réserves
alimentaires. Toutefois, ce sont des corrections, pas une remise en
cause du système. On considère très peu les connaissances des paysans,
on veut les éduquer et les gérer à tous les niveaux”.
« Le système, rigide, n’offre pas beaucoup de marge aux critiques, alors
que l’obsession du gouvernement d’atteindre des objectifs pousse
l’administration locale à des performances purement quantitatives, qui
parfois aboutissent à de grosses erreurs”, note Mme Ansoms. La
chercheuse signale, par exemple, que pour obéir aux directives de
création de terrasses pour les cultures, certains administrateurs locaux
ont procédé par des travaux trop rapides, qui ont eu pour résultat de
rendre le sol presque stérile, la couche fertile étant enfouie sous
celle qui ne l’était pas.
Spécialistes de la survie
Les bailleurs de fonds – Union européenne, Banque mondiale – encouragent
cette modernisation, précise l’économiste. “Au total, le système
rwandais et un néo-libéralisme d’Etat, avec une croyance profonde que
l’on peut tout gérer; mais cela ne se confirme pas sur le terrain. Les
couacs sont nombreux et il n’y a pas de réponse satisfaisante à la
question: que faire avec les exclus du système?”.
La chercheuse n’est cependant pas favorable à un retour en arrière. Les
paysans les plus riches (plus de 2 ha) s’en sortent bien et les plus
pauvres, avec des terres de moins de 0,4 ha, ne peuvent pas vivre de
l’agriculture. “Pour moi, il faudrait viser la couche intermédiaire —
ceux qui possèdent de 0,6 à 2 ha; ceux-là veulent d’abord gérer les
risques avant d’augmenter leur production. Ils veulent des semences qui
donnent une bonne récolte mais des cultures diversifiées. Il faudrait
les aider à profiter des innovations sans prendre de gros risques. Après
tout, ce sont des spécialistes de la survie en conditions difficiles!”